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Nicolas Bárdos-Féltoronyi:


Exercices géopolitiques pour l’Union européenne

- Les puissances et leurs différends –

Partie 6 doc Imprimerie Correspondance

Table des matières

down  Cas géoculturels
down  6.0 Géopolitique des rhétoriques
down    *  Question de narration ou narration de la question
down    *  Toute politique est discours
down    *  Discours, régulation et média
down    *  La géopolitique des idéologies
down    *  Bibliographie spécifique
down  6.1 La rhétorique du terrorisme et de la globalisation en tant que
légitimation de quelques acteurs dominants

down    *  "Les mots et les choses" en géopolitique
down    *  Nos représentations
down    *  Le discours sur l’empire du mal, la globalisation ou l’américanisation ?
down    *  L’articulation de l’économique au politique par géo-rhétorique
down    *  L’importance renouvelée de l’Etat ou des Etats intégrés
down    *  De la propagande politique à la publicité capitaliste
down    *  Quel discours, pour quelles normes ?
down    *  Bibliographie indicative
down  6.2 De la mémoire des peuples au nationalisme guerrier au centre de l’Europe
down    *  “Mémoire des peuples”
down    *  Le nationalisme resurgit-il dans des sociétés fragilisées et éclatées ?
down    *  Nation, conséquence ou cause de l'Etat ?
down    *  De la "balkanisation" aux "archipels", en passant par l’homogénéisation
down    *  Bibliographie sélective
down  6.3 Les religions et les Eglises de l’Europe du centre, entre elles et face aux Etats
down    *  Rappel des données
down    *  Une géopolitique du religieux
down    *  1. Religiosité et Eglises, phénomènes minoritaires
down        **  Nationalisme et messianisme
down    *  2. Eglises et Etats entre lutte et coopération
down        **  Qui instrumentalise qui ?
down        **  Eglises et la droite ou le conservatisme, le même combat ?
down    *  3. La géopolitique est-elle d'Eglise?
down        **  Le phénomène gréco-catholique
down        **  De l'Ostpolitik à la reconquête de l’Est
down        **  Le conflit entre les trois Rome et le principe territorial
down    *  Bibliographie spécifique

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Cas géoculturels

Partie intégrante de la géopolitique comme la géoéconomie, la « géoculture » au sens large du terme étudie, entre autres, certains discours spécifiques. Les discours que nous visons sont d’ordre incantatoire, idéologique, propagandiste, publicitaire, etc., en un mot des rhétoriques. Ils peuvent contribuer, directement ou indirectement, à maintenir, modifier, acquérir ou engendrer les espaces ou du moins leurs représentations. Nous nous concentrons sur quelques exercices de cette étude.

Voici deux rappels qui illustrent notre propos. Ainsi, d’une part, répéter le message de propagande est le principe de base. C’est ce qu’applique, pour faire la propagande, Goebbels en Allemagne nazi expansionniste, parlant de « Lebensraum ». Grâce à l’application de ce principe, la répétition rend, petit à petit, vrai et acceptable le contenu du message, quel qu’absurde soit-il. Par une telle propagande agressive et insistante, Goebbels obtiendra des succès spectaculaires aux élections à partir de 1930 et plus tard fera avaler les pires abus du régime et les victoires comme les reculades dans la guerre d’agression menée de 1939 à 1945.
D’autre part, pendant cette même guerre, il se fait que Staline posa la question à Molotov : Alors camarade, le Vatican dispose-t-il de combien de divisions ? Peut-il nous aider ? Molotov lui répondit : Il n’en dispose d’aucune mais, ajoute-t-il, le Vatican parle avec succès depuis deux mille ans et maintient « l’empire catholique ». Le premier lui réplique : oubliez même ma question ! C’est uniquement des forces militaires qui m’intéressent. Or, nous le savons : Staline et l’Union soviétique ont disparus, alors que le Vatican perdure !

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6.0 Géopolitique des rhétoriques

La rhétorique a comme objectif de proposer, de construire ou d'imposer des représentations collectives1 par la pensée exprimée, par la parole. Une de ces représentations bien connue est l’identité et la mémoire collectives quant à l’appartenance nationale, religieuse, ethnique, etc. L’identité et la mémoire collectives sont multiples et évolutives au sein des sociétés humaines. Aucune collectivité ne peut être entièrement réduite à une seule identité. Toutefois, une identité collective peut être déterminante en cas par exemple de guerre : la haine collective de l’ennemi. L’identité et la mémoire collectives ne tombent pas du ciel. Elles se construisent et sont construites avec l’assentiment ou non des intéressés. Toute revendication ou rhétorique identitaire correspond à
o une démarcation et une différenciation face à l’altérité : eux c’est eux, nous c’est nous !
o une affirmation de supériorité par rapport aux autres.

En géopolitique, ces représentations peuvent concerner l'histoire, un territoire, une conviction forte, des frontières ou la pratique d’une soi-disant lingua franca telle que l’américain2. La rhétorique en question peut néanmoins avoir au moins deux versants: l'un nécessaire à toute politique, tandis que l'autre est trompeur et donc évitable. Certes, toute action dans la société a en effet besoin d'être légitimée et diffusée par la parole, par le discours. Des telles pratiques géostratégiques visent évidemment à modifier des frontières, à transformer des sphères d'influence ou à garantir des voies des communications, ainsi qu'à réduire ou amplifier des conflits internationaux. Elles présupposent une adhérence, une recherche d’identification ou d’appartenance.

Les rapports entre le discours et les réalités peuvent être réels ou factices, pourvus qu'ils soient acceptés. Il n’en résulte aucunement que la réalité ne conditionnerait pas les discours que l’on peut tenir. A différentes époques de l’histoire comme dans les différentes contrées du monde, le langage, la culture et les croyances se modifient et s’expriment de façon variée selon les conditions socio-économiques données. A ce propos, trois remarques s’imposent.

Primo, une géopolitique des rhétoriques se doit de rechercher des liens ou des articulations entre les discours et les pratiques géostratégiques3. Ces liens et articulations peuvent aboutir à la lutte ou à la coopération, à la conviction ou à l’exclusion, selon les situations, les acteurs, les donnes et les objectifs géopolitiques. Secundo, les rhétoriques véhiculent des représentations. Ces représentations s'inscrivent dans des espaces de rivalité et de conflits des groupes humains et les expriment. Ces représentations sont nombreuses comme sont nombreux des discours apparemment contradictoires qui nous entourent sur les sujets variés grâce à la propagande et la publicité. Tertio, il faut évidemment souligner le rôle capital des média, lieu par excellence des représentations exprimées, sans référence véritable de temps et d’espace. Des discours stratégiques s'engouffrent véritablement dans ce vide médiatique spatio-temporel.

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Question de narration ou narration de la question

Partons de l’idée que les faits, les événements, les situations humaines et sociales sont racontés, proclamés ou déclarés. De tels récits ne sont jamais neutres. Il est donc important de savoir qui raconte l’histoire et comment. Qui est le narrateur ? Quelle est la question, s’il y en a ? Sans question posée, les réponses l’emportent-elles : nous nous noyons sous le poids rien que des réponses ? Nous sommes généralement tributaires de l’information diffusée par les médias. Ces derniers ont inéluctablement leurs propres sources, leurs allégeances et leurs présupposés. Rendre compte d'un évènement c'est le faire d'un certain point-de-vue, c'est nécessairement le sélectionner, c'est utiliser une rhétorique, c'est aussi le théâtraliser. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Les médias sont libres, mais ils n'en sont pas moins subordonnés à des enjeux de pouvoirs et à des rapports de force. Par ailleurs, à leurs sources même les faits sont construits et interprétés par des acteurs sociaux, politiques, religieux, culturels, etc. qui sélectionnent eux-aussi les évènements rapportés.

En réalité, volontairement ou inconsciemment, les acteurs institutionnels ou individuels (politiciens, officiers, religieux ou ecclésiastiques, diplomates, journalistes, chargés de communication ou de relations, etc.) font subir aux faits des distorsions ou des manipulations car ils mènent, sous une forme ou une autre, leur propre stratégie. D’où l’importance d'aborder les informations, les déclarations ou les décisions - dont nous disposons et que nous utilisons - avec un esprit critique : se méfier des témoins directs non qualifiés ou trop émotifs, consulter des documents contradictoires ainsi que d'autres médias, vérifier leur qualité et leur vraisemblance, comprendre les procédés et techniques utilisés etc. D’où l’intérêt d’une analyse du discours. Une telle analyse peut se faire sous différents aspects :

• la thématique : le narrateur privilégie certains termes ou images à forte valeur connotative dont le choix n'est pas neutre puisque leur différence est une question de point de vue. Exemples :"la violence des terroristes" versus "la force des résistants", "la guerre propre" versus "la guerre sale"ou encore "le 11 septembre" (non pas 1973 au Chili, mais bien sûr 2002 à New York). "Tous les pouvoirs créent des mots pour nous obliger à penser comme eux" disait déjà Orwell.

• la rhétorique : le narrateur utilise des procédés et des techniques d’expression susceptibles de persuader autrui en faisant appel aux émotions plus qu'au discernement systématique, à l'imaginaire plus qu'à l'analyse concrète, aux sentiments plus qu'à la critique nécessaire et suffisante.

• la théâtralisation : le narrateur monte une mise en scène qui aboutit par différents scénarios à un sens évident, persuasif, affectif, clair, séducteur ou indiscutable. Exemples : force et neutralité de la scientificité; exposé clair et rigoureux; ton d’autorité ou d’affection paternelle ou maternelle.

• la localisation et la datation. Tout discours articule le temps social et l’espace social, c’est-à-dire situe ce qui est narré dans un déroulement et dans un lieu sélectionnés. Le temps construit peut ainsi être abrupt, fragmenté et atomisé ou homogène ou continu. Soit sans avant et après, comme un accident (comme si la famine à Darfour tombait du ciel). Soit donnant l’impression d’une grande continuité, comme un enchaînement logique (la répression russe en Tchétchénie depuis des siècles). Il en est de même pour l’espace construit, par exemple l’angle des prises vues.

Les conflits réels ou fictifs se narrent et sont nourris selon ces règles de discours. Les fragment du réel concret se trouvent choisis, insérés et mis en perspectives afin d’en dégager un sens. Les acteurs en conflit développent des récits d’oppositions : eux c’est eux, nous c’est nous ! N’oublions cependant pas que les récits se nourrissent de la réalité ambiante tout aussi bien que des représentations de cette réalité. Il faut également et en même temps insister sur le fait que la base de nombreuses négociations de paix et de réconciliation soit l’accord des parties autour d’une narration commune des événements, en faisant taire des récits divergents à propos des conflits.

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Toute politique est discours

Précisons ces considérations. D'une part, toute politique, avant de se faire action, est d'abord un discours. C'est ainsi, par la parole, qu'elle se légitime, s'explique et se transmet. C'est de cette façon, en s'exprimant le plus clairement possible, qu'elle fonde un espace public, s'offrant dès lors en partage, se proposant à l'interpellation et se prêtant à l'illustration. D'autre part, en même temps, c'est en quoi des rhétoriques peuvent s'apparenter à la "propagande de guerre", une "taxinomie de mythe" ou aux langages de réclames publicitaires. Elles correspondent plus généralement à tout discours qui fait appel :
• aux émotions plus qu'au discernement systématique,
• à l'imaginaire plus qu'à l'analyse concrète,
• aux sentiments plus qu'à la critique nécessaire et suffisante.

En vertu de leurs caractéristiques et notre diversité générique, les représentations que les rhétoriques véhiculent, s'inscrivent dans des espaces de rivalité des groupes humains. Si elles s'avèrent trompeuses, elles légitiment sans le faire réellement. Cependant, elles peuvent justifier, uniquement par les figures des mots, l'action souhaitée du groupe. Elles s'expriment, en même temps, par des thèmes mobilisateurs qui n'appellent pas d'analyse pour pouvoir précisément devenir efficaces. Elles montreraient ainsi que ce ne sont pas tellement les choses en soi qui agissent, mais plutôt la façon dont elles sont perçues. Elles sont en tous cas incarnées par ceux qui sont au pouvoir ou aspirent à y parvenir. Elles peuvent néanmoins être des armes de guerre comme des outils de paix. Servir à organiser un contrôle de la société ou motiver à un projet social.

Le lieu par excellence des représentations exprimées sans référence véritable du temps et de l'espace est le discours médiatique. Le rôle des média est donc capital, car ils sont porteurs des discours monologues, voire parfois des débats dialogues. Les média dominants nous (dé) montreraient le monde entier, alors que nous habitons et percevons notre village. Notre village représenterait le sentiment du local qui pour les autres ne serait que l'international, tandis que le local des autres correspondrait pour nous à une vision mondiale. Tel quel, c'est véritablement l'a-spacialité. Bourrée de la rhétorique, l'espace médiatique est ainsi virtuel et dépourvu d'interprétation. Néanmoins, il existe également d’autres moyens ou lieux de discours tels l’école, la famille ou la liturgie.

De même, par des (re)présentations médiatiques, le présent et l'instantané évanescent du dominant tendraient à réduire le temps à zéro et renieraient la continuité et l'histoire, voire la réflexivité critique. En résumé, le "court-termisme" s'impose et rend le devenir irréfléchi, échappant à la conscience du discernement. L'espace virtuel et l'instantané nous dorlotent, nous enlèvent tout souci, mais permettent de surgissements brusques de sensations et d'engouements sans fondement. C'est l'a-temporalité des média. En termes géopolitiques, un espace médiatique a-temporal et a-spatial a "l'horreur de vide" et n'attend qu'à être comblé. De quoi il sera comblé dépend de ce que le plus fort impose. Le faible n'a qu'à "l'encaisser" de façon consciente ou inconsciente. Des discours géostratégiques s'engouffrent véritablement dans ce vide.

C’est aussi ce que Bromwich appelle l’euphémisme. Il s’agit de remplacer un mot ou une expression par un autre. Cette substitution atténuerait, en apparence, la portée de ce qui aurait été trop crue ou trop choquante exprimée directement. Dire "l’économie de marché", un « contractuel » ou « le leadership » pour respectivement le "capitalisme", un « mercenaire4 » et « l’impérialisme » constitue un euphémisme. Les auteurs de ces « commutations » savent bien entendu que l’essentiel de ces opérations consiste à
 obscurcir le sens des faits ou des événements,
 brouiller la vérité et éliminer l’exactitude,
 mobiliser pour les buts dissimulés.

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Discours, régulation et média

La question analytique se pose: existe-t-il des modes de régulation5 par rapport à ces exercices rhétoriques et à ces réalités ? Y a-t-il des normes qui les réguleraient ? A ce stade, une triple hypothèse peut être énoncée. D’une part, il y aurait toujours de modes de régulation dans la vie collective des humains, sinon c’est la violence, l’explosion, la guerre ou le chaos. Cependant, d’aucuns interpréteraient ces derniers comme des modes particuliers de régulation. D’autre part, la réflexion comme l’action peut se réduire à la fermeture de l’homogénéité inhumaine ou s’ouvrir au pluralisme du grand nombre. La fermeture apparaît comme plus conflictuelle, alors que l’ouverture se prête mieux à la coopération. Enfin, quel qu’il soit le mode de régulation, il se situera soit à l’un de ces deux pôles d’action ou de réflexion, soit entre ces pôles. Dans le champs délimité, les modes de régulation en question pourraient, assez simplement, se schématiser comme suit:

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Le tableau désigne comment se lient discours-force militaire, parole de foi-conviction forte et expression sécuritaire-pouvoir financier par le langage de fermeture, de clôture qui simplifie, rassure et sécurise ou surtout manipule. Ainsi, le discours idéologique ou de propagande s’exprime à travers la parole, l’écrit et l’image. Il propose une représentation collective et simple de la manière de comprendre ou d’expliquer. Il légitime l’action des groupes sociaux et justifie le profit approprié. Il ne présuppose aucun fondement rationnel ou factuel. Tel est le discours néo-libéral ou néo-conservateur. L’un correspond à la langue de bois d’une pensée unique du capitalisme. L’autre est le langage de ceux qui savent et prophétisent au nom du “paradis perdu” des certitudes en terme d’un monde en noir ou en blanc ou du droit divin de la propriété. Ce sont les langages dichotomiques et appartenant aux possédants.

Choisissons un exemple dans un tout autre secteur pour nous faire comprendre. Le succès de l’anti-tabagisme en fournit un cas intéressant par ses excès et son intolérance: le monde serait divisé entre les bons non-fumeurs et les mauvais qui s’adonnent à cette drogue plus dangereuse que n’importe de quoi: l’alcool, la vitesse au volant, le regard fixé à l’écran de TV pendant des longues heures, etc. Il en est de même s’agissant de l’attaque militaire de l’Irak en 2004 et qui apparut à nos écrans comme le nième feuilleton guerrier d’origine hollywoodienne. De cette façon, il nous est apparu comme à la fois vrai et faux, bon et mauvais.

Sans doute est-il impossible de fixer l'origine de la propagande géopolitique, d'en circonscrire le champ et d'en recenser les moyens. Les symboles de puissance des chefs dans les sociétés archaïques peuvent déjà y être rattachés. Insignes, chants, gestes rituels qui marquent l'appartenance à un groupe et une commune allégeance peuvent être considérés comme des moyens privilégiés de propager la foi dans le pouvoir et dans la légitimité de ceux qui l'exercent. De nature nationaliste, étatique ou religieuse, la propagande géopolitique apparaît avec le fait explicite de politique. C'est à partir du moment où la question du pouvoir est ouvertement posée, où sa figure n'est plus dissoute dans la représentation mythique ou religieuse d'un ordre du monde, que des méthodes spécifiques de conquête du consensus sont mises au point. En ce sens, l'origine de la propagande politique coïncide avec celle de la démocratie en Grèce. L'art oratoire en constitue sans doute la première armature.

La propagande est une arme puissante lors d’une guerre. Son but est de déshumaniser l’ennemi et de susciter la haine contre un peuple, un pays, en altérant la représentation que s’en fait l’opinion publique. Les procédés de propagande vont de l’omission des dimensions importantes à l’imputation mensongère. La propagande se réfère à l’information fausse censée rassurer les personnes qui y croient déjà ou modifier leur croyance. En effet, si des individus croient à une information fausse, ils seront constamment envahis par des doutes. Puisque ces doutes sont inconfortables, ils désirent les faire disparaître, et sont donc particulièrement réceptifs aux messages manipulateurs. Pour cette raison, la propagande s’adresse en priorité à ceux qui sont déjà disposés à l’assimiler ou qui vivent dans le doute.

On a pu observer tout récemment que des discours et des discours abondamment répétés sur le terrorisme permettaient, voire légitimaient de lancer des guerres d’invasion et d’assassiner de centaines de milliers d’innocents. Il en est de même des discours imprégnés de néolibéralisme et du néoconservatisme face à la globalisation dont les victimes se comptent par millions. Historiquement, la parole de la foi comme plus tard les déclarations nationalistes de libération, ainsi qu’aujourd’hui, la propagande politique et commerciale développaient des rapports de force d’une puissance inégalable. Du point de vue géopolitique, il importe d’examiner de près la portée de ces discours, ces prises de paroles et ces proclamations qui finalement paraissent plus forts que n’importe quelle arme entre les mains puissantes. Cependant, les discours qui se complètent aussi par des débats notamment diplomatiques, le politique qui n’est pas seulement fait de force mais aussi de contractualisation, et l’économique qui ne se réduit pas à l’argent mais admet la solidarité, tous s’ouvrent à la coopération et à une stratégie de paix.

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La géopolitique des idéologies

Parmi les discours fermés, il importe d’examiner ceux dont le contenu est idéologique6. On se rappellera que le phénomène du politique s’impose à la fois comme quelque chose de socialement construit et comme une structuration des imaginaires collectifs à travers des réseaux institutionnels organisés et aussi des discours. D'où ses valeurs, ses règles et ses institutions apparaissent comme but et enjeux, comme moyen et objectif. Elles se prêtent aux manoeuvres et interprétations idéologiques et seront tantôt "opium du peuple", tantôt sens et signification.

La force du pouvoir est dans la manière dont il gère ses actions positives ou négatives par rapport à la conscience critique des citoyens. La politique est par conséquent un jeu d'équilibre. Le “pouvoir machiavélien” conjointement avec la “résistance marcusienne” (voir chapitre 1) mettent en place des réseaux d'actions sociales et manient la mémoire collective. Comme nous le précisions, la géoculture a pour objet l'étude des rivalités qui créent des images dans l'opinion et les stratégies des acteurs qui les manipulent. C'est par l'analyse d'un certain nombre de représentations que l'on peut comprendre l'intérêt ou la valeur symbolique de ces espaces. Dans cette perspective, gouverner, c'est établir, maintenir et renforcer un pouvoir en utilisant l'image produite par les actes qu'on pose.

Alors, la question analytique se pose néanmoins: comment les phénomènes du nationalisme ou du religieux peuvent-ils être interprétés dans le cadre qui vient d'être esquissé ? Selon ce qui est déjà suggéré ci-dessus, on peut comprendre ces phénomènes comme quelque chose qui est socialement construit. Chacun de ces phénomènes est socialement construit, même si, - et c’est à souligner -, il prend comme origine un sentiment fort de se trouver localisé à un endroit spécifique du monde et à un moment donné de l’histoire. Il en est évidemment de même s’il s’agit de reconnaître une révélation. Ils correspondent à une structuration des imaginaires collectifs à travers des réseaux institutionnels organisés. Ces réseaux sont eux-mêmes liés à d'autres appareils institutionnels, dont l’Etat et les Eglises. D'où la foi et la nation apparaissent comme but et enjeux, comme moyen et objectif, se prêtent aux manoeuvres et interprétations idéologiques, et restent basées sur des processus de légitimation. En termes géopolitiques, il importe dès lors de comprendre comment le religieux ou le nationalisme peuvent à la fois être facteurs "entraînant" ou "entraînés" dans l'espace d'une région du monde.

En tant que sociétés ou communautés globales, les Etats-nations ou les Eglises, historiquement établies, sont des organisations qui, notamment, traitent des intérêts géopolitiques propres, internes et externes au sein de chaque pays. Ce qui explique qu’ils "font, en sciences et praxis humaines, figure à la fois de causes et de motifs", de prétextes et d'alibis, ainsi que de buts et d'enjeux; ce qui n'est point incompatible avec le fait de croire ou de ne pas croire à l'origine divine des religions ou d’éprouver des sentiments patriotiques. Comme toute institution, les Etats comme les Eglises n'existent pas sans légitimité, c’est-à-dire sans l’appui d’un système d’idées ou de conviction justificatrice, qui peut conditionner le comportement individuel ou collectif. La production d’un tel système est sans doute l’intérêt évident des acteurs, des classes et des institutions, dominants ou non. Aussi devient-elle inéluctablement une facette de leurs stratégies politiques.

Et, toujours Thual de souligner que le nationalisme, ainsi que "les religions, même si nous ne les réduisons pas à des idéologies, ont pu donner naissance à des phénomènes idéologiques avec ou sans leur accord"; et d'insister " sur la nécessité de décrypter les imaginaires collectifs" pour faire progresser les analyses politiques et géopolitiques. Les religions "verrouillent et renforcent" très souvent, en termes historiques, "les clivages ethnico-nationaux". En fait, les représentations de type géopolitique regroupent les images et les idées que les groupes se font de leur situation et de celle de leurs voisins. "Une idéologie religieuse dans cette perspective est un réseau plus ou moins organisé de thèmes qui se situent en amont du comportement politique".

De son côté, le nationalisme est irrédentiste, c’est-à-dire qu’il a souvent besoin de récupérer des territoires qui ne font pas encore partie de l’Etat-nation. Un phénomène remarquable, c’est lorsque l’identité religieuse tend à fusionner avec l’identité nationale. A un certain fanatisme nationaliste ou religieux, les processus d’homogénéisation et d’exclusion sont des stratégies complémentaires. Dans ces domaines, l’instrumentalisation par les acteurs politiques majeurs joue non seulement au niveau de leur politique intérieure mais aussi de leur politique extérieure. L'interaction de la conscience nationale ou du religieux en termes géopolitiques s'est souvent opérée dans tous les Etats centre-européens et dans toutes les grandes Eglises, du moins dans le passé. Selon l'expression de Thual, cette interférence contribue à la "fusion symbiotique entre le fait ou l'ardent désir national”, ou encore entre l'anticommunisme séculaire d'une part et l'idéologie ou la stratégie des religions établies de autre part. On l'évoque souvent dans le cas de l'orthodoxie. Mais elle n'est pas moins prégnante pour le catholicisme polonais et croate, ou pour le protestantisme slovaque ou germanique. Le nationalisme comme la religion fonctionnent différemment selon les pays et les situations historiques. Ces différences renvoient à celles des articulations entre les idéologies et les politiques selon les sociétés et les époques.

Les trois exercices proposés dans la suite traitent: primo, de la rhétorique du terrorisme et de la globalisation de la part des dirigeants capitalistes du monde; secundo, en tant que force de mobilisation idéologique, du nationalisme plus particulièrement au centre de l’Europe à titre d’illustration; tertio, des sentiments religieux et leurs incarnations institutionnelles comme facteurs éminents de la géopolitique et instruits également par le cas de l’Europe du centre. Chacun de ces exercices visent des discours qui ont comme point commun d’être géoculturels dans certaines circonstances et grâce à des acteurs spécifiques, mais sans que ces discours ne se réduisent nécessairement à l’aspect uniquement géopolitique.

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Bibliographie spécifique

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6.1 La rhétorique du terrorisme et de la globalisation en tant que légitimation de quelques acteurs dominants

Depuis des années 1980, les discours sur la lutte contre le terrorisme et sur la globalisation envahissent nos écrans de télévisions et nos conversations de « café de commerce ». Il s’agit des propos qui semblent avant tout justifier l’un et qui paraissent disculper l’autre. L’un fonde des mesures de sécurité renforcées et des « menaces de l’emploi de la force », voire « l’usage de la force » même7, tandis que l’autre réhabilite le capitalisme. Cette rhétorique constitue, en réalité, un univers spécifique dans lequel se déploient et par lequel apparaissent les évolutions et les événements actuels quasiment dans le monde entier. C’est à la foi le contexte et le prétexte, tout aussi bien que le moyen et le résultat.

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"Les mots et les choses" en géopolitique

L’efficacité de tout discours tient en sa capacité à construire une réalité autrement inexistante et inaccessible à l’esprit humain. La fonction du discours n’est pas de décrire une réalité concrète qui leur préexisterait, mais de prescrire une vision en instituant des schémas de perceptions, de représentations, à force de répétition. Dès les années 1950, les anticipations géniales de George Orwell ont montré ce que l'on peut faire dire aux mots et par les mots. Dans le contexte d'un déferlement rhétorique autour du terme "terrorisme", "bombardement humanitaire", "lutte pour la paix" ou "guerre globale contre le terrorisme", il n'est certes pas inutile de présenter quelques extraits du livre intitulé "1984" de cet auteur. Pour Orwell, le monde de 1984 se basera ainsi sur deux principes :

"LA GUERRE C'EST LA PAIX. Peu importe que la guerre soit réellement déclarée... Tout ce qui est nécessaire, c'est que l'état de guerre existe... /Il faut convaincre les groupes dirigeants de tous les pays que quelques bombes atomiques de plus entraîneraient la fin de la société organisée et, partant, de leur propre puissance... La guerre est une affaire purement intérieure... La guerre est engagée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets et l'objet de la guerre n'est pas de faire ou d'empêcher des conquêtes de territoires, mais de maintenir intacte la structure de la société..".

"L'IGNORANCE C'EST LA FORCE. Le mot clef ici est noirblanc. Ce mot désigne... l'habitude de prétendre que le noir est blanc, contrairement aux faits évidents... Il désigne aussi l'aptitude à croire que le noir est blanc, et, plus, à savoir que le noir est blanc, et à oublier que l'on n'a jamais cru autre choses... Le but du novlangue était... de rendre impossible tout autre mode de pensée... Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée... Le mot pensée par exemple, n'existait pas en novlangue... Des mots signifiaient exactement le contraire de ce qu'ils paraissaient vouloir dire..". Il en résulta une organisation de la société: "Le ministère de la Paix s'occupe de la guerre, celui de la Vérité, des mensonges, celui de l'Amour, de la torture, celui de l'Abondance, de la famine."

Il n’est pas sans intérêt non plus de fournir quelques extraits de la "stratégie nationale de sécurité" que le Président Bush II a fixée en septembre 2002 : "Nous défendrons la paix en combattant les terroristes et les tyrans... La guerre contre les terroristes à travers le monde est une entreprise d'envergure dont il nous est impossible de déterminer la durée... Les alliés du terrorisme sont les ennemis de la civilisation... (et) de l'Amérique... Nous ne faisons pas de distinction entre terroristes et ceux qui, consciemment, les protègent ou leur apportent de l’aide... Nous les écraserons... en défendant les Etats-Unis, le peuple américain et nos intérêts chez nous et à l'étranger par identification et destruction de la menace avant que celui-ci n'atteigne nos frontières...

Nous n'hésiterons pas à agir seul, si nécessaire, pour exercer notre droit à l'autodéfense en agissant préventivement... Il est temps d'affirmer le rôle essentiel de la force militaire américaine. Nous devons développer et maintenir notre défense au-delà de tout défi... Nos forces seront assez importantes pour dissuader tous les adversaires potentiels de poursuivre un développement militaire dans l'espoir de dépasser, ou d’égaler la force des Etats-Unis... Dans l'exercice de notre direction (mondiale), nous respecterons les valeurs, jugements et intérêts de nos amis et partenaires. Mais, nous sommes préparés à agir séparément lorsque nos intérêts et nos responsabilités uniques l'exigent."

Certes, les discours de Bush II ne sont guère étonnants en 2002. Grosso modo et si l'on prend en considération l'ensemble de l'électorat de la nation qui se prend pour le "commandant" du monde8, 12 à 13% de cet électorat proviennent des milieux extrémistes, notamment de ceux du Renouveau chrétien et à peu près autant d’électeurs proviennent des hésitants. L'abstentionnisme étant ordre de 50 %, ces quelque 25% au total représentent la moitié des votants et assurèrent l'élection d'un président. Il est frappant d’observer l'effet efficace de discours de Washington. Il fait par exemple sentir son influence même dans les milieux qui devraient en être les plus préservés en Europe. A sa réunion du 27 septembre 2002, la conférence épiscopale catholique allemande déclare condamner la production supposée « d'armes de destruction massive » et, le cas échéant, souhaiter leur destruction en Irak en tant que but légitime de la communauté internationale. La conférence ne fait référence qu'à l'Irak et ne mentionne ni Israël, ni la Chine ou l'Inde et encore moins la Russie, la France ou les EUA qui disposent de ce type d'armes et ils n'excellent pas tous en fait de comportements démocratiques.

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Nos représentations

De nombreuses représentations, puis des discours nous entourent, nous envahissent sur les sujets variés à l’échelle internationale, voire globalisée, fréquemment sous forme dichotomique: la distinction infondée entre l’Orient et l’Occident; le terrorisme et le contre-terrorisme collectif ou étatique; le lien suggéré entre démocratie ou marché; la contradiction entre nationalisme et citoyenneté ou entre sécurité et liberté; le néo-conservatisme inéluctable et globalisant ou re-régularisation du monde; l’incompatibilité réputée entre marché et solidarité; etc.

Parmi les pratiques liées à ces discours, citons-en quelques-unes:
• des bombardements (aveugles, humanitaires ou chirurgicaux?) des peuples et des régions du monde comme par exemple en Chine ou en Algérie, ou encore ceux effectués par la Russie ou par les EUA contre « leurs » terroristes;
• des agissements qui permettent de mener des répressions ou des guerres civiles, reflétant des paroles sur des territoires "sacrés" des pays tels que la France, la Roumanie, le Ruanda ou Israël par exemple;
• des actions qui trouvent leur fondement dans une propagande extraordinaire tels que chez les néolibéraux du monde entier, les fondamentalistes américains, les hindous indiens extrémistes, les juifs intégristes du Grand Israël.

Depuis les années 1970/80, nous entendons des discours extraordinairement variés et violents sur le terrorisme. Ces discours recourent à un vocabulaire fleuri autour du thème d’Autrui. Ils s'avèrent en réalité extrémistes, fréquemment religieux, motivant un véritable terrorisme d’Etat. Les mots désignent chaque fois quelque-chose qui déplaît aux gouvernants en place. Ils servent à formuler les termes de la propagande politique et à créer une atmosphère sécuritaire à l’usage local comme international. Ils leur donnent l'occasion de s'affirmer et le cas échéant de mener une guerre qui n'en est pas: avant d’envahir un pays, bombarder aveuglement un territoire, sans risque pour soi-même, mais accompagné de milliers de victimes, le plus souvent civiles. Ces bombardements leur assurent cependant de pouvoir d’établir des bases militaires solides, voire d'accéder à des voies de communications stratégiques ou à des matières premières et énergétiques.

Une "stratégie nationale de sécurité" se donne comme objectif la réorganisation du monde, selon la volonté de ses rédacteurs. En Europe, nous connaissons un livre qui dès 1925 envisageait de soumettre toute l'Europe à une nation dont les dirigeants plus tard ont considéré cette dernière comme supérieure aux autres9. Le livre esquissait d'une façon assez précise la manière de réorganiser cette Europe suivant le dessein de l'auteur, le "guide" futur de cette nation. Aujourd'hui comme hier, mais à nouveau, un certain provincialisme se joint ainsi à un nationalisme et à un fondamentalisme religieux en évoquant - à tort ou à raison, mais à tout bout de champ - le terrorisme. Certes, le discours sur la "guerre au terrorisme jusqu'à la victoire finale" combine avantageusement deux choses: d'être simpliste et universaliste, et dès lors, de susciter l'adhésion populaire, voire celle à laquelle on ne s'attendrait guère.

Les fondements en sont plus que suggérés: le pays se prend pour le plus fort dans le monde et doit garantir sa mission à travers le monde. Les rédacteurs véritables du document semblent croire à ce qu'ils écrivent. Mais, cette sincérité et cette volonté missionnaire associées à des intérêts économiques bien précis rendent à mes yeux le pays tout à fait dangereux pour le reste du monde. La rhétorique peut ainsi remplir l'espace géopolitique et se métamorphoser en guerre ou en menace de guerre. A partir de ces données, un double champ pourrait être ouvert où des rhétoriques et des réalités du monde contemporain sont massivement présentes :
• les propos guerriers à propos de la lutte contre le terrorisme,
• les discours lénifiants sur la globalisation socio-économique et la démocratie.

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Le discours sur l’empire du mal, la globalisation ou l’américanisation ?

L’idéologisation par des discours vise massivement aujourd’hui la mondialisation du capitalisme et l’américanisation de la politique internationale. Comme si l’on assistait à la naissance d’un empire du mal nouveau dont les trois thèmes ou étapes ont été les suivants depuis 1989:
 la “fin de l’histoire”, c’est-à-dire le triomphe définitif du capitalisme libéral de style outre-Atlantique;
 le “choc des civilisations” entre la modernité néo-conservatrice de Washington et les anciens et les vieux tels que l’Europe ou l’Asie ;
 la “lutte contre le terrorisme”, autrement dit contre ceux qui ne sont pas avec nous Américains, “with us/with US”; c> encore plus récemment, le slogan inventé par Brzezinski: „démocratiser la globalisation”.

Chacun de ces discours sont formulés à partir des positions messianiques, nationalistes, provinciales et finalement empreintes de tentations impérialistes des EUA. Ceux-ci se présentent comme la seule hyper-puissance du monde ou sont par beaucoup considérés comme telle. Les EUA, comme leurs discours, sont acceptés par un nombre assez élevé de personnes, même si par-ci par-là il y a des manifestations non négligeables dans un sens contraire. A la fois, ces discours globalisent par le message de prétention universelle et divisent par une dichotomie simpliste. Le discours du et sur le terrorisme, puis demain quelque-chose d’autre, c’est l’autorité de la force brute de Hobbes, en deçà de la parole partagée, du débat. Nonobstant, la force ou la puissance en tant que telle peut certes remplir dans le monde un rôle structurant. Ce rôle serait comparable à celui de la police à l’intérieur d’un Etat ou à l’armée sur le plan international et qui assurent l’ordre politique établi, sans discussion ni démocratie.

La norme de la “guerre froide” est bilatérale, c’est-à-dire la réaction de l’Autre dans chaque camp. L’après guerre froide cherche encore sa norme. Dans un système multilatéral, ce serait la recherche du règlement systématique ou la guerre d’alliance à alliance, par exemple entre les EUA et l’UE alliée à la Russie. Dans un système unilatéral, ce serait la logique de l’empire hiérarchisé ou la folie meurtrière qui veut soumettre le monde dans son entièreté à son emprise. Mentionnons à titre d’illustration que, dans ces deux derniers cas, des bombardements unilatéraux deviennent possibles et fréquents pour maintenir l’ordre mondial établi10.

Entre les deux extrêmes, des moments de conflits alternent historiquement avec ceux de coopération. Les conflits ne sont pas seulement militaires, mais peuvent s’exprimer sous des formes de guerres économiques ou de chantages diplomatiques. La coopération peut varier entre la contractualisation sous forme d’accords juridiques internationaux et l’intégration qui ipso facto élimine le fait inter-national tel qu’au sein de l’UE. Le mouvement tiers-mondiste et altermondialiste préconisent précisément à la fois le multilatéralisme et une pratique de contractualisation internationale11 telle que la pratique de l’ONU, l’accord de Kyoto ou le fonctionnement de la Cour pénale internationale, pour ne citer que ces éléments.

De même, dans la mondialisation, le discours insiste sur les bienfaits éternels du capitalisme. Il (dé) montre les avantages de la marchandisation et de la norme universelle de l’argent. C’est l’autorité de celui qui possède et qui ainsi structure. Certes, des manifestations de rue nombreuses et la vie active des milliers d’associations tiennent des discours qui dé-globalisent, alter mondialisent et associent des personnes concernées dans beaucoup de pays.
Dans la présente conjoncture de l’histoire, le capitalisme triomphant à échelle mondiale et la géostratégie des grandes puissances sont des données. Il en résulte que toute notre société serait organisée comme “discours du capitalisme”.

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L’articulation de l’économique au politique par géo-rhétorique

La modernité n’est pas seulement celle de l’individu, mais aussi celle de la manière d’habiter, d’être conditionné, de produire et de consommer, d’être éduqué, de concevoir l’histoire et la société, d’organiser le politique, d’exercer ou d’acquérir le pouvoir et de s’en abstenir dans et par la société, etc. Imbibée pour beaucoup du libéralisme, elle est uniquement interprétée aujourd’hui comme l’autonomie ou la liberté de l’individu. Ainsi, cette liberté est proposée soit comme bornée par celle des autres individus dans une perspective lâche, soit comme étant sans référence ni limite par rapport à Autrui ou à la société dans une optique rigoureuse. Dès lors, elle s’avère individualiste. Or, le libéralisme a abouti au capitalisme qui en est concrètement le reflet collectif et économique.

Quelles en sont les normes ou les modes de régulation ? Individualiste, le capitalisme sauvage sans limite n’en produit donc en principe aucune. Dans la pratique, c’est ce qu’établit la logique conjointe du profit et de l’accumulation du capital. Des deux choses l’une. Soit, c’est la solidarité entre nous et avec des autres, le grand nombre constituant la limite et le contre-pouvoir de l’humanité. Soit, c’est l’hypothèse de Hobbes et la dictature de quelques-uns qui s’impose avec des luttes de “loups contre des loups”. Cela peut être ce que l’on appelle “la démocratie et le libéralisme oligarchiques”, mais une “dictature éclairée” des “grands de ce monde” à Davos12.

Il reste que l’économie capitaliste reste l’exploitation du grand nombre par quelques-uns et le développement inégal à la fois comme résultant et comme base de départ. En termes économiques et pour les quatre cinquièmes de la population dans le monde, la société n’est pas de consommation, ou de jouissance, mais de survie ou de mort. C’est le cas du Quart-monde dans la misère du monde du “centre” et de ceux qui vivent tout juste au-dessus du minimum vital, soit un-tiers des habitants des pays développés. Il en est de même de l’immense majorité des peuples du reste du monde, du Tiers-Monde. Bien entendu, il n’y a qu’un cinquième de l’humanité qui peut se tourner vers la consommation, douce et lisse, dirigée par la publicité sans borne.

Dans le capitalisme pur, la norme absolue de la propriété privée garantit l’autocratie du propriétaire et le contrôle universel des moyens de production. Elle s’oppose à la solidarité comme principe fondateur de la société économique. La figure de père dans notre monde apparaît sous l’image du “patron”. Il donne du travail pour pouvoir faire du profit et licencie pour maintenir un ordre particulier, celui de la propriété. Finalement le vrai patron est le propriétaire du capital, des moyens de production. Il est juge de la vie et de la mort, sans appel, sauf si la solidarité s’organise au-delà des individus entre peuples, femmes et hommes, consommateurs, travailleurs, contribuables, touristes et vagabonds, piétons, cyclistes ou voyageurs de transports en commun. Mais comment organiser la solidarité en jeu ? Sur base de quelle norme ?

Dans le temps présent, une infime minorité en tient des discours de maître sur les loisirs et la jouissance programmés. La programmation se réalise par la marchandisation croissante de tous les “biens et services” sous le regard bienveillant des gros propriétaires ou actionnaires. A notre grand félicité et avec notre complicité d’individu, tout s’achète et se vend: auto, loisirs, plaisir, enfant, bonheur, corps des femmes et des enfants, amitiés. La comptabilité en est assurée par l’argent. Le discours en fait autant dans le domaine des représentations.

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Le symbole monétaire est la mathématique du capitalisme, consigne d’une hiérarchie solide et garantie de la marchandisation uniforme. Le système monétaire se substituerait à tout autre langage et, ainsi, l’argent constituerait la norme au sein de la société. La réduction de tout langage s’opère en faveur du numéraire monétaire qui s’avère parfaitement homogène, anonyme et aphone. Par son étalonnage, l’argent est un signifiant clair et limpide. Tout le monde le comprend, bientôt même les bébés. Il est d’une rationalité exemplaire et parfaitement déshumanisée. Il peut signifier le renoncement comme le gaspillage et même un “bon usage”, voire un maniement “politiquement correcte”. “L’argent, c’est le bonheur”!?! Il en est la métaphore, en tous cas pour ceux qui disposent de l’argent : le discours sur la rentabilité dite nécessaire mais jamais suffisante du capital financier.

L’historique de la période d’après-guerre de 50 ans marque une évolution gigantesque du capitalisme en plusieurs étapes et dont on ne voit pas encore la fin. Les trois étapes significatives de caractère géographique de cette évolution correspondent à l’internationalisation, la transnationalisation et la mondialisation opérées par la sphère privée dont la nature apparaît comme condition suffisante de l’évolution en question. Il en existe cependant deux conditions nécessaires. D’une part, la marchandisation jointe à l’usage croissant de l’argent. Celui-ci y joue un rôle dominant en tant que condition nécessaire au fonctionnement du système. Le „tout s’achète” est un discours redoutablement efficace car répété, il passe pour devenir toujours davantage vérité.

D’autre part, ce processus s’appuie sur les actions délibérées de la sphère publique, aussi en tant que condition nécessaire. Les trois mots-clefs constituent la base de tout discours dans le sphère des Etats: libération, déréglementation et privatisation, accompagnées de renforts sécuritaires. Ceci correspond au démantèlement du pouvoir économique des autorités publiques nationales, sans encore un remplacement suffisant et véritable au niveau international. Mais, la garantie de la propriété privée des moyens de production tout autant que celle du contrôle des zones d’influence, riches en matières premières et de consommateurs solvables, exigent des forces militaires qu’organisent les Etats. Le phénomène fondamental dans la sphère privée s’avère le profit maximum et l’accumulation du capital optimum à l’échelle mondiale désormais, sans entrave publique. Certes, les forces anti-système tentent à établir des liaisons du local au mondial, en passant par des réseaux multiformes et multiculturels mais leur portée demeure encore limitée.

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L’importance renouvelée de l’Etat ou des Etats intégrés

Le capitalisme ne peut et ne veut tenir que les discours court-termistes. Ils s’inscrivent dans le localisme du privé et la durabilité incertaine. L’ailleurs trop lointain dans l’espace ou les lendemains trop éloignés dans le temps dévaluent promptement le profit comme l’accumulation. La propagande politique se rend utile et efficace. L’Etat de puissance apparaît comme seul pouvant empêcher cette dévaluation accélérée par sa géostratégie ou par sa géo-rhétorique plus ou moins suffisante. Son interventionnisme poursuivra deux fins:
• pour coopérer avec le capital en imposant la privatisation et le droit absolu de la propriété, la création et la gestion monétaire publique, l’administration de la sécurité sociale ou de la vie privée, “la loi et l’ordre”, etc., mais aussi
• pour tenir compte de la nécessité ou de la contrainte que font surgir l’environnement, la justice, la guerre ou la manière de l’éviter, les biens ou services communs, etc.

Loin d’être de cette façon débridé, le capitalisme se donne constamment comme enjeu unique à gérer: la répartition des revenus et des fortunes par l’argent, compte tenu
 des rapports de force du moment et des discours qui le légitiment ou
 de l’organisation du système scolaire et de l’enseignement idoines dans une perspective où le risque de la mise en question est modeste. Par cette gestion, il se garantit le maximum de profit compatible avec la nécessité de revenus autres que capitalistes afin d’absorber le production par la consommation. Dans l’immense reflux de la solidarité du grand nombre depuis quelques décennies, le libéralisme exclusif et le néoconservatisme hobbesien ont imposé des écarts des revenus et des fortunes considérables et croissantes à travers le monde. Or, pour qu’elle soit adéquate, la répartition se doit d’assurer des structures de consommation et partant des structures de production idoines. Peut-être Lenin aurait-il eu quand même raison par rapport à Roza Luxemburg quant aux limites intrinsèques du capitalisme?

C’est ainsi qu’un débat sur la sécurité et la défense de l’UE se doit de tenir compte du contexte des discours médiatiques et des violences au quotidien qui nous entourent. La télévision nous apporte chaque jour son lot d'images violentes : accidents de la route avec ses morts absurdes, guerres civiles avec ses victimes ensanglantées, assassinats sordides, famines meurtrières. A cette accumulation de souffrances et de misères humaines inanalysée viennent s’ajouter, s'entremêler des fictions cinématographiques tout aussi sanglantes. Les films, les feuilletons ou les séries sont trop souvent littéralement imbibés de sang et de viscères.

Cette violence ne nous choque plus. A force de subir à jets continus ces représentations de la violence, celle-ci se banalise. Images et paroles se renforcent mutuellement pour concourir à la confusion des genres. La violence devient spectacle. ”Le problème n’est pas que la télévision ferait croire que la fiction est réelle mais, au contraire, d’inciter à croire que le réel est toujours réductible à une fiction. Or, nous sommes toujours disponibles pour faire basculer dans la fiction ce qui ne nous plaît pas, ce qui signifie abdiquer notre identité, notre possibilité d’être libre”. La violence devient abstraite. Nous souffrons d'accoutumance à l'horreur. Ce n'est pas une maladie innocente puisqu'elle inhibe la pensée et aboli la liberté de jugement. L’information donnée en une minute glisse dans la banalité de notre conscience. La violence est montrée parce qu'il y a un bouleversement, une rupture d'un ordre établi. Le narrateur de ce bouleversement va lui donner un sens, lui construire un sens par ce langage particulier de l’image/parole.

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De la propagande politique à la publicité capitaliste

Dans les sociétés industrielles modernes, la propagande politique comme la publicité capitaliste a connu une mutation avec l'avènement des régimes totalitaires. C'est alors qu'elle cesse de se confondre avec l'emploi des moyens traditionnels de persuasion, pour devenir une technique hautement rationalisée, tandis que son secteur se voit délimité. L'identification du sujet au pouvoir est systématiquement recherchée par la mobilisation de l'affect et la contagion émotionnelle. L'argumentation se trouve souvent subordonnée à la nécessité de créer une fascination collective à l'égard d’un personnage quelconque un peu charismatique ou à propos d’une marque commerciale. Les techniques du politique et de l’économique se joignent, du moins dans le domaine de la rhétorique.

La propagande se révèle en politique comme le langage même du terrorisme et de la dissuasion : c'est le fameux „Peace is war, war is peace” de George Orwell. Toutes les modalités mettent ce discours hors d'atteinte du jeu de la raison logique, d'une dialectique du sens et de la contradiction. C'est en cela qu'il est terroriste, car c'est en cela, par cette manipulation du langage au niveau du code même, qu'il interdit toute réciprocité de la communication et toute réponse à ses messages (autre que déjà codée selon ses propres signes). Bien sûr, publicité et propagande véhiculent aussi des contenus idéologiques : valeurs morales dominantes, dogmes politiques - mais encore une fois, cette idéologie « manifeste » se heurte à des systèmes de défense individuels ou collectifs très complexes, plus solides qu'on ne le pense. Derrière son idéologie de dialogue et de communication massive, la publicité et la propagande prolonge et contribue à la reproduction élargie d'une société de monopole de la parole et du sens, renforçant par son articulation même la puissance des uns et l'irresponsabilité des autres.

Il est instructif à titre d’exemple de voir comment dans le contexte polarisé de la vie politique de la Hongrie en 2007, on observe une lutte entre
 une droite néolibérale de type blairiste d’origine néocommuniste dont les propos mythiques sont les suivants: ouverture vers l’ouest, vers le monde; libéralisme de marché (sic!); bonheur immédiat; rationalité du profit et modernisation capitaliste; globalisation inéluctable ou intégration par la globalisation; etc.
 une droite nationalo-radicale et populiste qui a recours à l’usage des mythes historiques: nation constitutive; peuple chrétien; histoire nationaliste; tradition millénaire; xénophobie naturelle; etc.

Ces mythes ont deux caractéristiques. D’une part, elles constituent un discours dont la portée n’est limitée que par des sentiments, par des représentations non raisonnées. Mais, quelque fantaisiste qu’elle soit, une politique basée sur elles peut contribuer à la réalisation des buts visés par cette politique. D’autre part, elles ne concernent ni directement ni indirectement les questions socio-économiques que les observateurs qualifieraient comme des „questions véritables”. Or, l’usage de ces mythes relève aussi des „questions véritables”, puisqu’il induit des modifications tangibles dans la société en terme de décisions, de protestations, de programmes de restrictions, de manifestations ou de grèves. Enfin, de fait, quelle que soit la politique effective dans le pays, elle a toujours facilité l’entrée du capital dans le pays (voir chapitre 5.2 ci-dessus).

Sur le plan international et au-delà de l’argent, une autre norme s’est établie par un “consensus” grâce au FMI et à la BM dont les Conseils d’Administration restent sous le contrôle des pays développés et principalement des EUA et de l’UE. Un discours de propagande patent et violent, ce consensus de Washington a été négocié, au sein des institutions financières internationales, sans contrôle ou débat démocratique, au début des années 1990. Il préparait la “transition” des pays abandonnant des régimes communistes et la prise en main capitaliste des pays concernés. Son application a été imposée par tous les moyens de pression disponibles, mais d’une manière sélective. S’exprimant uniquement par la négation, la réduction ou la restriction, ses critères de politiques socio-économiques correspondaient à ce qui suit :

• présupposant une égalité du niveau de développement, la libéralisation du commerce, puis des flux des capitaux sur le plan international ce qui signifie avant tout l’élimination du contrôle des changes et par conséquent toute politique publique en ces matières;
• une discipline budgétaire uniquement publique, une redéfinition des priorités en matière de dépenses publiques et une réforme fiscale qui postulent l’inefficacité de l’économie publique; d’où préconiser la réduction de la fonction étatique dans un certain nombre de domaines socialement importants et qui équivaut à des diminutions fiscales et des dépenses, ainsi qu’à celle d’interventions volontaristes des pouvoirs publics, sauf maintien de l’ordre;
• corollaire du critère précédent, la privatisation tous azimuts et surtout des entreprises de services publics mêmes efficaces, tout autant que la dérèglementation pour les entreprises;
• attribuant la hausse générale des prix à l’augmentation de la masse monétaire, le combat prioritaire contre l’inflation par restrictions monétaires et hauts taux d’intérêts pratiquées par les banques privées au détriment de toute autre mesure de politique économique dans les secteurs tels que la monnaie ou le crédit, l’emploi, des différentes branches socio-économiques, des régions, l’environnement ou le développement durable, pour ne citer que les plus importants.

Sur le plan de la logique ou des faits historiques, les critères restent discutables. Leur inanité laisse croire qu’il s’agit purement et simplement d’un discours idéologique particulièrement efficace. D’une part, il y a une inégalité profonde du niveau de développement à travers le monde et donc aucune libéralisation ne s’impose d’évidence. Tout dépend des cas d’espèce et des moments de conjoncture économique. D’autre part, toute l’histoire du capitalisme a montré l’efficacité de l’économie publique dans des nombreux domaines tels que la santé et l’enseignement publics, les infrastructures nombreuses, l’armée et d’industries d’armements au sens large du terme, l’organisation de l’ordre et de la justice, des secteurs d’activités indispensables pour l’ensemble de la population, etc.

Par ailleurs, la privatisation des activités économiques publiques ne fait que substituer un propriétaire à un autre, le plus souvent un monopole public à un monopole privé. Le nouveau propriétaire est par définition suspect car il ne poursuivra que ses intérêts propres et non pas l’intérêt général. Enfin, le bon sens indique qu’il n’existe pas d’augmentation de la masse monétaire uniquement par octrois de crédits. Or, des crédits par des banques ne sont attribués ou donnés à des entreprises, à l’Etat ou aux particuliers que pour financer la hausse des prix et/ou la quantité de biens produite et à acheter. Personne ne s’endette pour le plaisir.

Puisque les pays qui subissent le consensus de Washington apprennent à détourner les mesures qui leur sont imposées, un nouveau discours est celui de la „bonne gouvernance”. Les difficultés du développement et la persistance de la pauvreté sont attribués à l’inaptitude des gouvernants. La bonne gouvernance repose essentiellement sur l’efficience socio-économique qui adopte la manière de gérer du secteur privé capitaliste et sur la garantie aux multinationales d’un climat juridique, social et politique stable. Ce climat serait à générer par n’importe quel moyen pour leur assurer l’appropriation du profit et la sauvegarde de leurs avoirs. Le discours sur la gouvernance est agrémenté de propos lénifiants sur la transparence, la responsabilité et la participation des sphères publics et civiles. En est soigneusement exclu le domaine de l’économie privée où le secret des transactions reste de rigueur.

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Quel discours, pour quelles normes ?

A la fin de cet exercice de réflexion géoculturelle fort approximative, la toute première question à se poser : comment s’articulent finalement les trois domaines examinés afin de pouvoir éventuellement en détecter des normes, voire des références ? Reprenons notre tableau de départ et complétons-le:

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L’articulation principale en serait l’idéologisation par des discours quant à la lutte contre le terrorisme, à la mondialisation du capitalisme et à l’américanisation de la politique internationale. L’on découvre que le néolibéralisme et le néoconservatisme qui fonctionnent comme discours et pratiques y réguleraient le degré de fermeture par/pour quelques-uns ou d’ouverture par/pour le grand nombre. En tant que discours, ils globalisent par le message de prétention universelle et divisent par une dichotomie simpliste. S’y opposent ceux qui instituent des débats multiples, dé-globalisent pour tenir compte de l’humain et de la situation locale par rapport à l’ensemble, et associent des personnes concernées. Les média sont les lieux de discours dominants, mais aussi les lieux possibles de débats. La désétatisation des médias - trop soumis des Etats trop partisans - du système établi est-elle possible ou souhaitable ? Ne faut-il pas inventer des nouvelles méthodes qui respectent tant les personnes associées spécifiques que l’intérêt général démocratiquement défini?

En tant que pratiques, le néolibéralisme et le néoconservatisme s’unilatéralisent pour s’imposer géostratégiquement et afin de maximer le profit et optimaliser l’accumulation du capital qui s’ensuit dans la sphère exclusivement privée et locale, tout en menant des stratégies au niveau global. La force constituerait la norme au sein de la société internationale. Les mouvements tiers-mondistes et alter mondialistes s’y opposent précisément en divers termes et simultanément par la solidarité du grand nombre du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, et par le multilatéralisme du pluralisme, en poursuivant une pratique de contractualisation des relations internationales tant économiques que politiques.

La norme absolue de la propriété privée garantit l’autocratie du propriétaire et le contrôle universel des moyens de production. Elle s’oppose à la solidarité comme principe fondateur de la société économique. Pour ses intérêts capitalistes, une infime minorité tient des discours du maître sur les loisirs et la jouissance programmés dans les pays développés. La comptabilité en est assurée par l’argent. La programmation se réalise par la marchandisation croissante de tous les “biens et services”. Dans les pays pauvres, la pauvreté s’organise et se pratique sous les yeux des oligarchies locales et internationales. La marchandisation est impensable sans l’argent. Elle envahit progressivement tous les domaines socio-économiques autant que culturels. Le système monétaire se substituerait à tout autre langage et, ainsi, l’argent constituerait la norme au sein de la société et dont les discours deviennent dominants.

Les considérations présentées au chapitre introductif ont montré le rôle prééminent joué par les représentations philo-américaines atlantistes en Europe du centre. Ces représentations sont, notamment, articulées au néoconservatisme à l’échelle des sociétés centre-européennes. En tant qu’idéologies, le philo-américanisme favorise à la fois la légitimation des élites centre-européennes d’origine communiste et l’exercice concret de l’hégémonie des EUA dans cette partie de l’Europe. De son côté, évoquant abusivement la liberté des libéraux classiques, le néolibéralisme idéologique justifie et fonde l’enrichissement de quelques uns et l’appauvrissement du grand nombre, la privatisation sélective en faveur d’une petite minorité, locale et internationale, et le “développement du sous-développement” pour le reste de la société.

Par contre, le langage de la solidarité est tissé d’obligations multiples, réciproques et non monétarisées. Historiquement, il s’est toujours adapté aux exigences multiples de la vie en société complexe et compliquée. La solidarité jointe à la contractualisation peut établir des liaisons du local au mondial, en passant par des réseaux multiformes et multiculturels13. Les mots d’ordre sont dès lors l’institutionnalisation solidaire et la contractualisation publique des altermondialistes dans tous les domaines géopolitiques et géoéconomiques. Une question nous hante : au lieu des pouvoirs publics soumis à des intérêts partisans ou à des folies impériales, comment se donner localement un Etat ou internationalement un ensemble d’Etats qui réussiraient à imposer les processus en vue d’institutionnaliser et de contractualiser des “affaires du monde” ? Comment organiser le débat, établir des contrats et mettre en place des solidarités, ici et ailleurs, et en face des discours idéologiques, de la force brute et de l’argent omnipotent ? Le dédoublement et l’opposition de ces modes de régulation ne seraient-ils pas précisément les normes, voire les références de la politique et de l’économique mondialisées ? Le conflit entre la globalisation et l’altermondialisation serait-il réglé ?

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6.2 De la mémoire des peuples au nationalisme guerrier au centre de l’Europe

Tout au long du XXe siècle et à l’instar d’autres contrées, l’Europe du centre a connu, - mais aussi produit -, des représentations collectives. Ces représentations ont joué un rôle substantiel en terme idéologique dans son histoire et sa position géopolitique14. Parmi elles, s’impose l’ensemble des schémas historiques et géographiques que développe un peuple, ou plus précisément ses dirigeants. Ces schémas fondent, légitiment et alimentent les aspirations et les comportements géopolitiques, autrement dit ceux qui concernent la politique tant intérieure qu’extérieure. Les thèmes en sont bien connus, tels que les frontières naturelles, les religions, le pont entre Est et Ouest, l’unicité nationale, les premiers occupants d’un territoire, l’empire de jadis ou l’ennemi séculaire, etc. Ces thèmes se trouvent organisés dans des ensembles qui portent le nom de nationalisme, de libéralisme, de nazisme, de conservatisme, de fascisme, de communisme soviétique, etc.

Il existe deux formes spécifiques de représentations collectives qui se sont imposées au centre de l’Europe : les nationalismes, ou leurs concrétisations tardives sous la forme des Etats-nations, et les religions, ou leurs incarnations institutionnelles que sont les Eglises, voir au chapitre 6.3 ci-dessous. La nation comme l’Eglise sont des phénomènes géoculturels qui se polarisent autour de la récupération d’une mémoire perdue, de la ré-écriture d’une histoire, de l’exaltation d’une foi ou de la fixation d’une langue. Du point de vue géopolitique, ce qui importe c’est, toujours d’après Thual, de saisir l’importance de ces représentations comme “facteur de structuration des sociétés et facteur déterminant de leur comportement” sur la scène de la politique intérieure et internationale.

Dès à présent, il convient de souligner que, à propos du nationalisme, les transformations récentes dans les PECO se sont déroulées sans effusion de sang, peut-être précisément grâce à la sagesse ou la prudence des élites ou classes dominantes15. L’hypothèse défendue ici consistera à montrer qu’à la fin du XXe siècle, les formes classiques de représentation collective tendraient à jouer, au centre de l’Europe, un rôle plus modeste qu’on ne le pense, mais suffisant pour maintenir ou alimenter la division entre les peuples qui, ainsi, contribue à la fragmentation et la fragilisation géopolitique de la région16. C’est seulement après avoir analysé des mémoires des peuples centre-européens, mémoires qui sont causes et effets de ces constructions imaginaires qui s’avèrent socialement construites, que le nationalisme et, dans le chapitre suivant, le phénomène religieux seront examinés en vue de vérifier leurs influences géopolitiques.

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“Mémoire des peuples”

Une des matières premières de “constructions sociales” est ce qu’on appelle la “mémoire des peuples”. Dans le contexte d’une géopolitique des idéologies, il importe de savoir que cette mémoire constitue cause et effet. Elle contribue à la structuration des imaginaires collectifs et celle-ci nourrit des représentations des peuples. Or, au centre de l'Europe, les régimes forts et autoritaires, voire nazis, fascistes, staliniens et néo-staliniens s’en sont inspirés et se sont succédés, l'un après l'autre, depuis la fin de la première Guerre Mondiale et après des siècles de féodalité. Faisant suite à cela, il semble bien que, comme en Occident il n’y a guère, le problème des mémoires et celui des récits qui les soutiennent, sont sérieusement posés. Le problème des mémoires est celui des coupables et des victimes, des nantis et des appauvris, des pères/mères et des enfants. Il est celui du non-dit ou du mal-dit dans les récits.

Les mémoires séculaires hantent, à proprement parler, les peuples centre-européens. Les récits historiques, qui alimentent ces mémoires, les poussent à accepter la division et les conflits entre eux, surtout lorsque les circonstances s'y prêtent. Ces récits sont parfois fabriqués de toutes pièces par les élites ou classes dominantes. C’était bien le cas en ex-Yougoslavie. Le risque s’avère constant qu'une “ethnicisation” des rapports sociaux et la “démonisation” de l'Autre par des élites accroissent la conflictualité et l'intervention des puissances étrangères. C'est d'autant plus envisageable que la légitimation intérieure s’opérait par une sorte de “re-nationalisation des cultures” et des enjeux, tandis que la légitimation extérieure s'effectuerait par un processus de “dé-nationalisation” de type néolibéral des politiques socio-économiques.

Le nationalisme peut être aussi bien culturel ou ethnique que surtout politique. Le fondement des théories et des idées nationalistes est constitué par quatre notions phares : la nation, la communauté organique, l’autodétermination et les politiques d’identité. La nation est ou doit être le principe central de l’organisation politique, bien qu’il soit difficile de définir exactement ce qu’est une nation. Le nationalisme considère que les nations sont des communautés organiques (relation organique entre les éléments la composant) et donc, l’humanité est « naturellement » divisée en nations qui chacune possède une identité séparée et distincte. La nation constitue donc le corps social collectif dominant par rapport à toute autre forme de groupe ou de lien sociaux. Il existe en outre une propension à l’universalité du phénomène. Le but du nationalisme est d’établir ou de maintenir un Etat-nation dans lequel la souveraineté repose sur le peuple imaginaire, sur la nation qui se gouverne elle-même de façon indépendante. L’Etat-nation est considéré comme la meilleure et la plus désirable des formes d’organisation politique, car elle serait la seule viable. Il offre la perspective d’une cohésion, à la fois, culturelle et politique. De plus, elle permet la légitimation des autorités nationales, car l’Etat-nation est vu comme la réalisation d’un gouvernement issu mystérieusement de la nation ou du peuple et qui œuvre pour le peuple dans le respect de ses intérêts nationaux.

Toutes les formes de nationalisme se basent sur l’idée d’une identité collective qui lie tous les membres de la nation. Cela permet en outre aux individus de définir leur identité en relation avec la nation. Ils ont le sentiment d’appartenir à un groupe singulier, se sentent différents des autres considérés comme non nationaux. Dans le nationalisme croate, les groupes nationalistes ont par exemple tendance à construire l’image du Croate en opposition au Serbe, à la Yougoslavie et aux Balkans. Le nationalisme politique peut être considéré comme l’utilisation des idées et théories nationalistes par divers courants et partis politiques pour obtenir la réalisation de certains objectifs. Ces doctrines nationalistes ont donc une grande capacité de fusion avec d’autres doctrines ou idéologies parfois très opposées, ce qui explique que le nationalisme puisse aussi bien être libéral ou conservateur, progressif ou régressif, libérateur ou oppresseur voire même rationnel ou irrationnel. Dans un Etat-nation constitué, le nationalisme équivaut, entre autre, à la volonté de défendre l’indépendance et la grandeur de l’Etat-nation de manière ultime et prioritaire. La notion de souveraineté est donc primordiale ainsi que l’aspiration à l’unité et la (re)construction et l’utilisation du passé historique.

La critique du nationalisme, du traditionalisme ou de l'insuffisance démocratique devra intégrer le fait que toute tradition nationale ou ethnique est, pour une large mesure, le résultat des récits des historiens, des politiques ou des familles. Or ces récits tendent à montrer des continuités et des constantes, alors que l'histoire est tout aussi marquée par des interférences multiples, des ruptures sociales et des discontinuités identitaires. En réalité, comme Lavabre le montre, "la mémoire est reconstruction et instrumentalisation, usage politique du passé. Elle est aussi enseignement et transmission d'une histoire finalisée. Elle est encore trace du vécu et de l’expérience, souvenirs (...). Quelle que soit la définition qu'on en adopte, la cause finale de la mémoire n'est pas la réalité du passé mais la vérité du présent (...). L'usage même de la notion de mémoire confond instrumentalisation du passé et identités politiques".

Avant et après 1945

Des mémoires collectives et des mythologies mobilisatrices sont faites de nombreux éléments. Elles se constituent plus spécifiquement au centre de l'Europe à partir de sentiments multiples. D’une part, des sentiments “de résistance aux envahisseurs, de perpétuel abandon des grandes puissances et d'encerclement par des ennemis toujours complotant contre la souveraineté nationale", selon De Waele. D’autre part, des sentiments basés sur une impression de manque d’unité nationale inter-classes jugée indispensable ou de danger d'une "cinquième colonne", sur la conviction d’être un bastion contre la barbarie anti-chrétienne venant du Sud ou de l'Est, ou encore de constituer un pont vital entre l'Est et l'Ouest. Ces mémoires et mythologies appuient les manipulations opérées par les appels à l’unité nationale. Elles alimentent des xénophobies variées à l’intérieur, autant que des nationalismes exacerbés à l’égard d'autres pays.

Ainsi, tous les malheurs de la Pologne ne seraient dus qu’à sa partition au XVIIIe siècle. Les difficultés de la Hongrie ne trouveraient leurs origines que dans les "traités honteux" de Versailles imposés au pays aux lendemains de la première Guerre Mondiale. Les aléas de l'histoire croate résulteraient de l’agressivité des Serbes et de la pensée byzantine, alors que les Serbes sont constamment convaincus d’être, depuis toujours, la victime d'un complot international. Les seuls Russes seraient responsables des tourments des Ukrainiens ou des Bélarusses. Les Albanais pleurent l'emprise de leurs voisins.

Rappelons-nous des conflits yougoslaves, où le rêve de la Grande Serbie et de la Grande Albanie égale celui de la Grande Croatie; où, au nom de la démocratie, la solidarité islamique pure et dure n'a jamais été autant évoquée par les dirigeants Musulmans de la Bosnie-Herzégovine. L’âme toujours profonde des Roumains, des Slovaques ou des Polonais, tout autant que l'orthodoxie ou le catholicisme, se combinent adroitement pour légitimer des comportements inacceptables. Les "frontières historiques" (de quelle histoire?) ou les “frontières naturelles” (indiscutables?) permettent de mobiliser des esprits dans des buts douteux, notamment en Bulgarie, en Hongrie, en Pologne ou en Estonie. Il existe des territoires qui se trouvent, dans l’esprit des gens, doublement ou triplement investis en vertu “d’histoires glorieuses” qui justifieraient des irrédentismes multiples. Tel est le cas en Transylvanie pour les Roumains et les Hongrois, en Bosnie-Herzégovine pour les Serbes, les Croates et les Musulmans, au Kosovo pour les Albanais et les Serbes, en Silésie pour les Polonais et les Allemands ou à Vilnius pour les Lituaniens, les Polonais et les Juifs. Dans chacun de ces territoires, on peut montrer que, en agitant de pareilles idées, le jeu des classes dirigeantes vise simplement à obtenir ou à garder le pouvoir.

La force des mémoires de la période de guerre 1939-45 est, avant tout, le souvenir des massacres atroces. Ceux-ci sont non seulement imputables à la guerre mais également et surtout aux assassinats - jamais égalés dans l'histoire - de peuples quasi-entiers, notamment des Juifs et des Roms, ainsi que, dans une moindre mesure, des victimes des Goulag en l’URSS dans les années 1930 et 40, et des victimes des conflits interethniques, par exemples en Yougoslavie déjà à cette époque.

En remontant vers le début du siècle, la tradition de falsifications et d'omissions obscurcit aussi les mémoires. Lendvai fournit un exemple tragi-comique à ce propos. Il examine des statistiques démographiques établies dans les années 1900 concernant la Macédoine. Les ethnographes bulgares trouvaient dans ce pays 1,2 million de Bulgares et 700 mille Serbes, tandis que leurs collègues serbes y comptaient 2 millions de Serbes, 231 mille Turcs et seulement 57 mille Bulgares; les démographes turcs enregistraient avant tout la présence de 1,5 million de Turcs. Le comptage des peuples y a mérité trois guerres successives entre 1912 et 1918 et une dizaine de millions de tués. Dans la géographie centre-européenne des minorités, qui s’avère probablement la plus bigarrée de notre continent, on peut trouver d'innombrables exemples similaires et leurs exploitations éhontées par des élites diverses.

Pendant la deuxième guerre mondiale, la collaboration avec l'Allemagne hitlérienne en Europe du centre n'avait rien à envier à celle par exemple de la France vichyste. L’antisémitisme au sein des frontières comme le nationalisme de pays à pays a été virulente, stupide et méchante, avant comme pendant la guerre. La répression comme les compromissions, puis des complicités multiples, posent le problème des bourreaux et de leurs victimes, des collaborateurs et des opportunistes, des acteurs et des complices. Si l’on peut le dire, le test de modernité est à présent administré aux peuples centre-européens sous la figure du Rom17, le substitut contemporain à l’objet de l’antisémitisme de jadis, encore que cet antisémitisme n’est pas encore totalement dépassé.

Le danger, qui naît de ces récits mystificateurs, est d'induire en erreur les générations actuelles qui connaissent peu le passé proche ou lointain, dont les interprétations antérieures restaient toujours teintées de processus de justification. Ces interprétations partisanes causent et provoquent certaines formes de pression émotionnelle qui se prêtent à des actions politiques dangereuses.

Peu de choses échappent à l'occultation

Depuis le début des années 90, le sort réservé aux statuts ou monuments staliniens ou néo-staliniens fournit aussi une illustration intéressante à ce propos. Dans chaque pays centre-européen, on hésite, on tergiverse parfois, on accomplit des actes symboliques mais, à part quelques destructions, la plupart de ces monuments ont été soit laissés à leur place, soit relégués en quelques endroits spécifiques, plus ou moins cachés ou éloignés. C'est comme si leur élimination ne serait pas jugée convenable, ou comme si ces monuments devaient être sanctionnés par voie de bannissement. Il en a été de même au lendemain de la guerre 1939-1945 lorsqu’il fallait apprécier le comportement pronazi ou profasciste des larges couches des populations. Est non moins significative la manière dont les sociétés centre-européennes ont en général accueilli des "immigrants rentrants" après 1989 qui voulaient faire la leçon ou occuper des places fortes au sein de la vie économique et politique. C’était avec enthousiasme d'abord, puis avec hésitation, pour aboutir à leur rejet parfois brutal. Il s'agissait non seulement de rejeter bien naturellement des concurrents, mais surtout de repousser des intrus qui, peut-être, pouvaient apparaître comme trop innocents18.

De cette façon, on peut comprendre qu'une complicité croissante se développe d'une manière diffuse à travers la société. Cette complicité tacite provoque le blocage moral et politique des sociétés centre-européennes. De fait, elle rend souvent malaisées des clarifications nécessaires et impose la loi du silence. Par ailleurs, elle empêche d’établir les responsabilités de chacun et empoisonne les communications. Enfin, elle se prête difficilement à l’établissement de "projets de société" renouvelés et à l'action politique par rapport à la "tiers-mondialisation" de ces pays depuis le début des années 1980.

Le problème des mémoires se présente à tous les niveaux de la société: celle des individus et des familles, celles des mouvements sociaux et politiques, celles des pouvoirs législatifs, exécutifs ou judiciaires. Tantôt, comme une métastase, le cancer du silence s’étend à tous les domaines et tous les aspects de la vie. Tantôt, les tabous subissent des ré-écritures répétées de l'histoire. En ce qui concerne les familles, les parents se murent devant leurs enfants dans un silence profond, dès qu'il s'agit de leurs propres histoires. Ces histoires connaissent, chez chacun, tantôt un refoulement inconscient, tantôt un oubli bien opportun.

Dans les organismes de la société civile s'observent des interdits et des tabous patents. Ces derniers couvrent autant l'acceptation implicite des "convertis" plus ou moins tardifs que la gêne à devoir s'expliquer sur sa propre conversion hâtive à la démocratie ou au pluralisme. On s’autorise à raconter des "contes de fées" sur les quarante années de totalitarisme et d'oppression communistes, en oubliant les décennies qui précèdent avec les misères de la féodalité, les génocides des nazis et l’oppression stalinienne. Cela se vérifie aisément tant dans le secteur économique et social que dans les Eglises et d'autres organismes de type culturel. Enfin, dans la sphère politique comme dans les autres sphères, peu de participants actuels peuvent affirmer, sans honte, n'avoir jamais été impliqués dans les régimes précédents ou dans les compromis boiteux, voire dans les compromissions douteuses. Même les "dissidents" ont été amenés à accepter souvent l'inacceptable, sauf dans le cas de quelques héros véritables.

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Le nationalisme resurgit-il dans des sociétés fragilisées et éclatées ?

Dans une problématique aussi chargée que celle du nationalisme, il n’est cependant guère possible de ne pas prendre quelques précautions de langage. De prime abord, il faudrait interroger la pensée politique et clarifier les notions en jeu, avant d’aborder le vif du sujet qui tiendra compte de nos discussions à propos de la “mémoire des peuples”. La question se posera enfin de savoir si, au début du XXIe siècle, la question nationale ou celle du nationalisme reste encore à l’ordre du jour en termes géopolitiques. Dans ce contexte, il faut toujours se rappeler que la “mémoire des peuples” s’inscrit concrètement dans un lieu géographique et une histoire tout autant qu’elle s’appuie sur un milieu familial et social et qu’elle ait recours à une langue et à un processus scolaire.

Quelle pensée politique, pour quelle conception nationale?

Dans un débat portant sur la question du nationalisme, il faut choisir de deux choses l’une: ou l’on refuse d’envisager le caractère autonome du phénomène du nationalisme et, dès lors, le débat devient insensé; ou l’on reconnaît que le nationalisme existe bel et bien. Si l’on reconnaît que le nationalisme ou du moins le patriotisme existe, la question légitime se pose alors de savoir quel est le courant de pensée politique qui accepte de le traiter d’une façon le plus adaptée. Autrement dit quelle est la pensée politique qui en rend compte et qui lui cherche des explications rationnelles. On n’envisagera ici, un peu schématiquement, que les trois ou quatre courants majeurs de la pensée politique européenne: le libéralisme, le marxisme de Marx, le socialisme et le conservatisme.

Pour le libéralisme, reconnaître une minorité constituée présuppose l’existence reconnue d’une majorité basée sur l’ethnicité ou la religion. Or, la citoyenneté ne peut par définition être qu’individuelle et égalitaire. Le système électoral de type démocratique ne fournit pas de protection à une minorité, du moins de droit. Sauf exception, la majorité l’emportera toujours sur la minorité. Le pouvoir judiciaire en tant que juridiction constitutionnelle pourra, jusqu’à un certain point, apporter certes des solutions. Mais, politiquement, ces solutions ne seront pas démocratiques. De son côté, le recours “à la rue” n’est guère, pour un libéral, le moyen idéal de lutte politique. Les exemples de cette incapacité de “réfléchir national” sont fournis à présent et à échelle européenne par les Roms ou par les Hispanophones aux EUA. Chacun de ces groupes constitue une minorité significative, mais légalement ils ne peuvent utiliser leur langue, ni disposer de droits spécifiques. Le libéralisme ne développera pas une pensée politique pour protéger des minorités en tant que collectivité, ni pour combattre l’antisémitisme historique ou la xénophobie constamment renaissante, sauf à titre de protection des droits individuels. C’est peut-être pourquoi d’éminentes institutions internationales ont la plus grande difficulté à admettre le débat à propos des droits dits collectifs en matière sociale ou culturelle ou du droit des peuples de pouvoir éventuellement disposer d’eux-mêmes.

L’universalisme des libéraux est rejoint par le marxisme de Marx. Pour les uns, l’individu, et lui seul, est à la base de la société, tandis que, pour l’autre, la société ne connaît que des classes composées d’individus et opposées les unes aux autres. Pour le marxisme, la lutte des classes se met en place selon le mode de production (par exemple, féodal, capitaliste ou socialiste) qui prévaut à chaque moment de l’histoire. Les classes dirigeantes ou dominantes exploitent et écrasent les autres classes. Sans l’exploitation de l’une par l’autre, ni l’une ni l’autre ne pourrait exister. L’individu en tant que tel ne sera reconnu et vraiment libre que dans le communisme futur sans classes. De leur côté, des collectivités d’individus qui s’identifient et agissent, en référence à des adhésions ethniques ou religieuses, ne sont que le reflet ou les enjeux de la lutte des classes. De caractère pré-capitaliste, le nationalisme, comme programme ou action politique, ne serait que prétexte dans la lutte politique, en tant qu’idéologie bourgeoise voulant cacher la véritable lutte des classes. Il concernerait la petite bourgeoisie, les artisans ou les paysans mis à l’écart de la société sous la pression du capitalisme. Sa suppression coïnciderait, dans le communisme, avec celle des classes. Marx prend en considération la question nationale pour tout aussi vite pouvoir la nier.

Dans le contexte d’oppression des peuples de la Monarchie austro-hongroise des Habsbourg, l’austro-marxisme observe cependant la “nationalisation” massive des masses et donc de la classe ouvrière. Il anticipe sur le fait que les peuples d’Europe “comme un seul homme” marchaient les uns contre les autres pendant la première guerre mondiale. Il avancera précisément l’hypothèse que le patriotisme des peuples opprimés au sein de la Monarchie est une revendication progressiste en vue d’Etats souverains et, en même temps, une réponse à la fois au système féodal et au capitalisme naissant de leur pays. Selon les penseurs austro-marxistes, Marx n’a pas saisi que la classe ouvrière n’existe que dans le contexte de nationalité et en est profondément segmentée, alors que le nationalisme se trouve en plus radicalement mis à l’ordre du jour, précisément dans cette deuxième moitié du XIXe siècle.

De son côté, Proudhon a foi en l’émancipation des classes opprimées par la science et la liberté dans chaque pays. C’est ce qu’il appelle le socialisme scientifique, qui amène la société pluraliste à s’autogérer et à s’intégrer dans une démocratie politique fédérative à échelle universelle. Cette social-démocratie admet aisément la pluralité des nations. Comparée au libéralisme, la pensée socialiste est mieux à même de définir une politique en matière de protection des minorités en tant que collectivités mais, pour des raisons d’hésitations doctrinales, elle ne le fera pas spontanément.

Inspiré d’un idéalisme platonicien et profondément pessimiste, la conception conservatrice de la pensée politique est fondamentalement anti-moderniste et s’inscrit en faux contre les “Lumières”. Le caractère anti-moderniste du conservatisme opère une triple substitution:
* primo, celle des valeurs éternelles à la rationalité;
* secundo, celle des communautés ou corporations naturelles à l'autonomie personnelle, productrice de valeurs propres;
* tertio, celle de l'intégrisme ou du fondamentalisme holiste19 du privé et du public, comme celle de la politique, de la culture, de l'économique et du social à la spécialisation de ces sphères.

C’est sans doute dans la seconde substitution qui concerne les communautés ou corporations que, logiquement, peuvent trouver place les notions de nation, de nationalité ou de nationalisme. D’une certaine façon, on peut affirmer que paradoxalement le nationalisme est moderne en tant que conservatisme. Sans une "société de fraternité", les communautés humaines règlent leurs conflits par la force et non par la loi. Il y a un lien entre l’ordre moral et l’ordre social. Une société organisée selon les principes conservateurs est le mieux assurée dans la continuité de pensée et d'attitude, dans le respect des traditions, des nationalités et du sens de l'histoire. Elle reste anti-socialiste mais s'affirme comme pro-sociale. Elle s’avère souvent patriote et progressivement peut devenir tolérante devant les poussées nationales d’autres peuples. Dans ce domaine comme dans d’autres, les conservateurs ne théorisent guère, mais font finalement preuve de beaucoup de pragmatisme.

Quelques clarifications

Après ce bref retour vers les doctrines politiques classiques, il devient évident qu'entre les termes ethnicité et citoyenneté s'impose un ensemble de catégories telles nationalité, minorité, Nation, nationalisme, Patrie ou patriotisme. Toutes ces catégories pointent vers le concept de l'Etat et vers la problématique des relations tant inter-étatiques qu'intra-étatiques. Pour éviter dès à présent des confusions si nombreuses en ces matières, il est indispensable de préciser quelques notions pour aboutir au concept qui nous intéresse.

Le métaphore de l'ici au là-bas, comme le concept de l'espace, se confond avec les articulations spécifiques et multiples du local à l'international et vice versa. Ainsi, une spatialisation particulière, la notion de nation est localement la reconnaissance ou l'appartenance, ou du moins la conscience d'appartenance de l'individu ou de groupes d'individus, à la société, alors qu'internationalement, l'Etat apparaît comme une organisation collective du public opposée à celle du privé. De son côté, le pays est le territoire géographique qui correspond à cet Etat-nation. Les conflits parmi les Nations, les Etats et les pays s'inscrivent dans des logiques où alternent luttes et coopération géopolitiques.

Distinguons à présent entre citoyenneté et éthnicisme pour mieux comprendre une géopolitique nationaliste. La citoyenneté exprime une appartenance exclusive mais tolérante. Elle s'oppose à la notion de lieu de séjour quelconque ou indifférencié des libéraux. A l'Est comme à l’Ouest, une partie de l'élite contemporaine du “capitalisme globalisé” apparaît comme étant opposée à l'appartenance ou à l'adhésion de chacun à une patrie. Cette élite fait figure d'une humanité transformée en marchandise, parfaitement standardisée et flexible à échelle mondiale. Au niveau des individus ou de groupes d'individus, il est cependant, selon moi, abusif d'admettre l'hypothèse que l'appartenance ou l'adhésion ne pourrait être qu'unique. De fait, l'une comme l'autre seraient toujours multiples s'exprimant en termes de foi, de violons d'Ingres, de citoyenneté, de tendance politique, ethnique, de positions socio-économiques, etc.

Le nationalisme qui aurait un caractère instrumental, voire agressif, s'oppose au patriotisme constitutif ou "proto-nationalisme", d’après Hobsbawm et Szűcs. Inévitablement, le patriotisme dans lequel toute communauté humaine puise, à un moment donné de son histoire, en découvre l'Altérité et dès lors soi-même. Une communauté patriotique ne procède pas nécessairement par exclusion, guerre ou répression. Le passage du paisible à l'agressif n'est autre que celui du patriotisme au nationalisme. Le patriotisme est le terrain légitime de la construction de soi (individu et groupe), d'une identité cohérente mais évidemment pas unique.

Il importe néanmoins de souligner que la généalogie de l'identité culturelle, qu'elle soit nationale, ethnique ou autre, reste normalement plurielle et libératrice. De plus, elle présuppose l'Autre comme révélateur, comme complément ou comme répondant. En fait, elle s'élabore dans le temps historique daté: à un moment donné d'une quelconque communauté, et dans l'espace structuré ou délimité: à un endroit géographiquement ou culturellement donné. Il s'agit donc d’une communauté, d’une expression ou d’une référence culturelles, de caractère territorial ou a-territorial. De son côté, le nationalisme transforme ce processus de construction de soi en une quête ou recherche (souvent désespérée) de l'identité unique et exclusive à l'égard d'autres individus ou groupes, et aboutit à une différenciation culturelle ou ethnique démonisée et discriminante, voire meurtrière. S'il est vrai que la genèse des identités suppose des échanges de représentations entre soi et l'autre, alors le nationalisme refuse de reconnaître l'influence et la contribution des autres groupes sur les représentations de soi. C'est pourquoi il n'est pas erroné d'affirmer que tout Etat-nation court constamment le risque d'être intolérant et assimilateur, et de s’opposer à d’autres Etats-nations.

Sans doute, l'unification ou la centralisation des territoires ou des peuples constitue un renforcement géopolitique tandis que la fragmentation affaiblit, évidemment, une position géopolitique. Certes, l'unité s'oppose à la diversité comme l'unique au pluriel, au pluralisme quel qu'il soit. Si le nationalisme est l'usage agressif et exclusif des identités ethniques, linguistiques, nationales ou religieuses dans un but politique, la géopolitique du nationalisme analyse l'usage du nationalisme visant à modifier les rapports de force dans l'espace international.

Plus les Etats-nations centre-européens sont jeunes, plus ils se sentent obligés de fournir des éléments de confirmation de leur existence, calquée sur le type de naissance des ceux de l'Europe occidentale. Ces éléments restent ainsi la langue, l'histoire et l'identité nationales. Toutes relèvent, entre autres, de l'imaginaire dans des processus sociaux variés. Il est particulièrement ironique de constater un double phénomène au centre de l’Europe. D’un côté, les peuples ont découvert leur identité nationale quasiment au même moment historique, pendant la première moitié du XIXe siècle. De l’autre, chacun considérait cette découverte comme étant unique dans son genre, en ignorant la découverte identique des autres peuples.

La nation n'est pas, pour Andersen, la base des structures politiques mais plutôt une des issues possibles qui résulte d'un processus socio-économique. Car, les symboles ou les monuments, l'histoire et les récits s'inscrivent également dans un processus de légitimation des nations. Le territoire est à la fois symbole matériel de la nation et instrument de différentiation entre les nations. La carte de géographie politique et les recensements sont ainsi devenus des instruments de la construction imaginaire et matérielle de la nation. Par la scolarisation exigée pour l'industrialisation, la langue devient enfin une condition de possibilité et l'instrument de légitimation de la nation. Uniformisée sur un territoire, elle est porteuse de connaissances communes, de représentations spatio-temporelles et de modes d'appréhension du monde qui convergent.

Utilisée comme un symbole de légitimité et un instrument de contrainte, la langue est alors devenue, pour tout nouveau dirigeant, l'expression d'un sentiment national en renaissance et d'une distinction des autres peuples qui ont précédemment fait partie du même empire. Pour garantir la pérennité de leur pouvoir, leur but est de former un nouveau système politique en mettant en place une nation comme moyen de légitimation. Il en était ainsi pour beaucoup de pays au centre de l'Europe, tels que la Slovaquie, la Roumanie, les Etats baltes et la Croatie qui édictèrent des lois linguistiques, parfois absurdes et, hélas, si peu respectueuses des droits de l'homme. Le but n’en est autre que : Un Etat, une culture et un peuple! Le nationalisme prend naissance dans un certain contexte où sont réunies des conditions qui lui sont favorables. Les changements de régimes politiques s'accompagnent dès lors de changements de cultures et vice-versa. L'utilisation de la culture comme symbole de l'unité politique crée l'homogénéité de sens nécessaire.

A l'époque des sociétés en voie d'industrialisation, l'effort pour homogénéiser le sens s'avère primordial. Il s'agit de donner sens aux fonctionnements variés de cette unité politique. La culture se substitue au symbolisme de religion ou d'idéologies par trop totalitaires. Elle s'autonomise. Le nationaliste prétendra que la culture est une donnée homogène pour l'individu. Les civilisations agraires et féodales n'ont pas besoin du nationalisme, car l’hétérogénéité leur est parfaitement supportable. Par la division du travail de plus en plus poussée, une civilisation industrielle exige une écriture homogène qui diffuse la même culture et en standardise la connaissance.

Cette homogénéisation peut être source de nationalisme au moment des nouveaux enjeux ou des difficultés politiques pour des élites au pouvoir et ce, d'autant plus que l'existence de leurs Etats est fragile dans "le concert des nations européennes". Cette hypothèse se vérifie bien au centre de l'Europe où les mutations de ces dernières décennies ont fait apparaître des enjeux et des aléas politiques difficilement maîtrisables par des classes dominantes. Reste toutefois posée la question de savoir si "la lutte des classes" est indépendante de la réalité des nations, du nationalisme, ou si la constitution des nations est indépendante du développement du capitalisme ou d'autres systèmes socio-économiques. Au centre de l'Europe, les élites tendraient à jouer, avec une certaine prudence, le nationalisme, voire la xénophobie à l'usage interne et à pratiquer l'internationalisme néolibéral dans leur politique extérieure.

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Nation, conséquence ou cause de l'Etat ?

Hobsbawm considère que la nation n'est pas seulement une construction venant d'en-haut mais aussi d'en-bas. Les sentiments des simples citoyens méritent l'examen d'autant plus que les identifications ne sont jamais uniques et qu'elles sont changeantes dans le temps. Ainsi, il est utile de distinguer des identifications locales de groupes d’hommes et de régions, des mouvements associatifs portant l'idée nationale, puis des programmes nationalistes succédant et bénéficiant d'un appui plus ou moins populaire. Tel aurait été le processus patriotique des peuples au centre de l'Europe en face des "colonisateurs" divers : l'empire ottoman, les Habsbourg, la Prusse, la Russie et puis l'Union soviétique.

Il importe à Hobsbawm de souligner que la nation moderne en Europe est strictement liée à la modernité même. La Révolution française institue l'équation nation = état = peuple. Elle ne se prononcera pas sur la question de savoir ce que représente le peuple et n'identifiera pas la nation à une ethnie ou à une langue quelconque. C'est seulement durant la deuxième moitié du XIXe siècle qu'en Allemagne d'abord, puis en France, on s'attache à ces deux notions pour aboutir, parfois, à des positions franchement racistes. En Angleterre le libéralisme, par définition universel, aura des difficultés à donner un sens autre que pragmatique (souveraineté monétaire, fiscalité, etc.) à la nation, voire à l'Etat.

C'est par défaut que la nation existe pour Hobsbawm. Son existence s'avère possible, si elle bénéficie d'une certaine taille économique et d'une certaine importance culturelle, si elle est en expansion et si elle est apte à maîtriser l'hétérogénéité inévitable. Pas de Kleinstaaterei20 ! En légitimant les Etats-nations existants, la nation n'est pas éthniciste, ni linguistiquement puriste, elle est agressive et impérialiste à l'égard des petites ethnies, des langues secondaires ou locales ou des territoires faiblement identifiés. La langue ne semble guère y jouer un rôle, mais c’est plutôt la classe ou l'élite dominante qui importe. En tant que moyen de communication de masse, elle ne sera importante que plus tard dans le développement et la formulation des programmes politiques. On créera des langues nationales uniques et officielles. Ce sera le "nationalisme philologique" !

L'ethnicité se limite à établir des différences sociales et à identifier l'autre, l'étranger. Ce qui importe à l'époque de ce proto-nationalisme, c'est la conscience religieuse confondue avec la conscience nationale. Cette confusion sera décisive pour la constitution des attitudes dites patriotiques visant la libération des peuples centre-européens, puis pour l'établissement des entités étatiques durant le XXe siècle "raccourci". Le proto-nationalisme ou, dans mon langage, le patriotisme, a permis, de cette façon, de donner rétroactivement aux Etats nouvellement créés des origines nationales au lendemain de la Première Guerre mondiale. La démocratisation de la vie politique jointe à une scolarisation accrue, éveille sans doute la conscience d'appartenance à des communautés dépassant le local ou le régional.

Le nationalisme, inséparable de la lutte sociale ?

En fait, pour Hobsbawm, le nationalisme à partir du dernier quart du XIXe siècle se modifie.
La combinaison des revendications à la fois nationales et sociales assure des succès électoraux, mais prépare des bains de sang futurs. Le nationalisme apparaît comme inséparable de la lutte sociale. De plus, le nationalisme a toujours pu s'exprimer davantage par des masses médias et des technologies nouvelles et dans des contextes de forte urbanisation. Aujourd’hui, il semblerait ainsi que le nationalisme ne soit plus véritablement à l'ordre du jour dans cette partie de l'Europe. C'est ce qui semble être le cas à la vue des résultats électoraux et à la faible conflictualité armée dans beaucoup de ces pays qui restent néanmoins multinationaux jusqu'à un certain point. Comme si les peuples centre-européens avaient compris qu'ils ont perdu beaucoup de sang durant le siècle présent. Le seul risque y est géopolitique: d'une part, la Kleinstaaterei et la “balkanisation des Balkans” menée par les grandes puissances, comme récemment en ex-Yougoslavie, et, d'autre part, les effets dégressifs et régressifs de l'internationalisation du capital.

Après 70 ans de nazisme allemand et de bolchevisme soviétique, le risque s'avère cependant constant qu'une ethnicisation des rapports sociaux et la démonisation de l'Autre (les Roms par exemple) par des élites accroissent la conflictualité et l'intervention des puissances étrangères. La "tiers-mondialisation" géoéconomique se conjuguerait ainsi avec la "balkanisation" géopolitique au centre de l'Europe. Jusqu'à présent, les processus démocratiques à l'intérieur se joignaient toutefois à des négociations diplomatiques sur le plan international pour éviter des conflits inter-ethniques ou nationalistes sanglants.

Le nationalisme des Etats ainsi que l'internationalisation du capital et du travail résultent, selon Wallerstein, des tendances historiques du développement capitaliste. Le nationalisme lié à l'internationalisation répond aux recherches identitaires incessantes des exclus et sont canalisées par les forces politiques. L'Etat en tant que tel tout aussi bien que le système inter-étatique, multiplie ainsi des identités nationales à travers des structures étatiques et par la division du travail à échelle mondiale. L'élargissement et l'approfondissement de “l'économie-monde capitaliste" sont devenus à la fois la cause et la conséquence de l'intrusion du nationalisme et du développement de l'internationalisation. Or ces récentes décennies ont été marquées par l'élargissement du système de grandes puissances en passant d'un monde bipolaire à un monde multipolaire et à une fragmentation du système inter-étatique par la multiplication du nombre d'Etats. La mise en question des Etats, tels qu'ils sont, et les efforts d'intégration inter-étatique pourraient reposer la question nationale, selon Wallerstein. Ce qui importe donc, c’est de savoir avec quelle intensité se pose cette question.

L'URSS se décompose, avec une aisance étonnante, en quinze entités dont six centre-européennes: les trois baltes et les trois pays centre-européens de la CEI. La Tchécoslovaquie se sépare paisiblement, alors que la Yougoslavie se défait plus agressivement. Le comportement et l'intérêt des élites ont été manifestement fort différents dans ces deux pays. Si, dans le monde, chaque groupe ethnique exigeait pour lui-même un Etat, une fragmentation sans limite s'y installerait inéluctablement. A la veille de la Première Guerre mondiale, une dizaine d'Etats ont partagé l'Europe. Aujourd'hui, le nombre d'Etats dépasse les cinquante. Rien qu'au centre de l'Europe, il n'y avait à l'époque que des pays dominés par des grandes puissances voisines, alors qu'actuellement il existe près de vingt Etats centre-européens dont une partie déjà adhère à l’UE. Cette fragmentation les rend vulnérables par rapport aux deux puissances qui les entourent. Il convient toutefois de se rappeler à ce propos qu'en dehors des guerres balkaniques de ce siècle qui ont été téléguidées par des grandes puissances visant précisément la balkanisation, les peuples centre-européens n'ont point fait de guerre entre eux.

Articulations complexes

Les incompatibilités ou leurs contraires apparaîtraient toujours en terme de culture et rêves, de social et politique, de social et économique, de spatialité et temporalité. La question est évidemment de savoir où se trouve l'articulation entre le privé et le social, entre le social et le public. Une hypothèse de travail pourrait dès lors être formulée dans une triple articulation, comme le montre ce qui suit.

D'une part, l'ethnicité exacerbée en nationalisme agressif devient, entre les mains des classes ou élites dirigeantes, l'usage des identités ethniques, nationales ou autres en vue d'objectifs politiques ou géopolitiques quelconques. Ces classes ou élites seront d'autant plus tentées de recourir aux arguments nationalistes que, dans tous les pays développés, la légitimité économique des pouvoirs publics est mise en question par la crise économique qui, depuis des années 1960, n'est autre que la réarticulation et l'élargissement du mode de production capitaliste. La gestion étatique de cette crise consisterait alors à intégrer l'économie nationale à l'économie internationale et à fragmenter l'espace socio-économique et socio-culturel au sein des sociétés civiles. Comme Samir Amin l'exprime d'une façon métaphorique et sarcastique, "tout le monde boit désormais Coca-Cola alors que tout le monde est tenté de se bagarrer avec tout le monde".

D'autre part, on peut admettre que la politique nationaliste correspond, de l'intérieur, à la volonté d'obtenir ou de garder le pouvoir par ce moyen. Elle sera utilisée soit pour éliminer ou donner l'impression de vouloir éliminer d'autres ethnies ou groupes ou, tout simplement, pour réduire le pouvoir de ces derniers, soit pour s'attribuer des "pouvoirs spéciaux" afin de détruire l'opposition démocratique, ou encore pour poursuivre l'ensemble de ces buts. De l'extérieur, la géostratégie nationaliste vise, plus précisément, à modifier les rapports de forces dans l'espace par la destruction de toute structure politique de groupes non contrôlés, par la suppression de groupes, autres que le sien, d'un territoire donné ou par l'élargissement de son propre territoire au détriment de celui d'autres groupes.

Il en résulte enfin que, en vue de la construction d'une citoyenneté démocratique, la critique du nationalisme se doit d'intégrer le fait que toute tradition nationale ou ethnique est, pour une large mesure, l’accomplissement de récits des historiens, des politiques ou des familles. N'échappant guère à la contrainte de la scolarisation imposée, ces récits peuvent alimenter tantôt un patriotisme constitutif, tantôt un nationalisme agressif. Certes, s'ils tendent à ne montrer que des continuités et des constantes propres et exclusives à l'évolution d'un peuple à travers des siècles, ils favoriseront des sentiments nationalistes. Par contre, des récits contribueront à un patriotisme légitime s'ils visent l'histoire comme étant tout aussi marquée par des interférences multiples, des ruptures sociales et des discontinuités identitaires. Outre une telle critique, il importe aussi d'analyser les phénomènes en jeu en articulant toujours le local à l'international, comme la politique à l'économique et en arguant de la dialectique de l'inverse de ces articulations.

En somme, l'ethnicité transformée en géostratégie tente à re-nationaliser la société en l'encerclant de l'intérieur, tandis que l'enjeu de toute citoyenneté démocratique est de savoir comment dé-nationaliser la durée historique et le lieu occupé par des peuples constitués en société civile, sans perdre les acquis culturels de chaque peuple qui, de fait, appartiennent à tous les peuples. Certes, comme partout ailleurs, la conciliation de l'ethnicité avec la citoyenneté ou le principe de territorialité demeure un problème général au centre de l'Europe.

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De la "balkanisation" aux "archipels", en passant par l’homogénéisation

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la plupart des pays du centre de l’Europe deviennent ethniquement plus homogènes. Deux éléments atroces expliquent ce phénomène: les déportations et exterminations massives des nazis ; suivies par les ajustements de frontières convenus à Yalta ainsi que les déportations consenties par les "libérateurs" ou les déplacements staliniens des populations en territoire soviétique. En fait, à la fin de la guerre mais avant d'accéder au pouvoir absolu, les partis communistes s’efforcent de se mettre à l'unisson de tous les courants nationalistes pour "ne jamais se séparer des masses". Entre 1945 et 1948, ils sont les plus actifs pour exiger l'expulsion de millions d'Allemands des pays de l'Europe du centre et pour obtenir des échanges massifs de population. Cette politique, sans doute humainement inacceptable, ne fait que rendre plus homogène ces pays du point de vue ethnique. L'homogénéité obtenue est réelle.

Mais il reste aussi vrai que, comme des "archipels" multiples, beaucoup de Roms-Tsiganes, de Polonais, d’Albanais, d’Allemands ou de Roumains constituent encore maintenant des minorités plus ou moins importantes à travers l'Europe du centre. Chacun des pays de celle-ci comporte des groupes plus modestes d'ethnies dont le nombre peut varier de cinq à quinze. Sans aucun doute, l’hétérogénéité ethnico-étatique des pays de l'Europe du centre a fort diminué à la fin de XXe siècle, notamment grâce à la décomposition de l’URSS, de la “grande Yougoslavie” et la Tchécoslovaquie. Il reste cependant que les pays ethniquement mixtes ou franchement multinationaux ne font que rechercher des solutions équilibrées.

Démocratie faible et nationalisme fort ?

Même dans les pays où le multinationalisme tend à être reconnu, restent des populations plus ou moins minoritaires dont l'autonomie culturelle ou territoriale n'est guère assurée. Il faut citer à ce propos la masse des Russes dans les pays baltes ou dans certaines autres républiques soviétiques, celle des Albanais en Yougoslavie, celle des Hongrois dans plusieurs pays danubiens. La position est encore plus difficile pour des groupes d'ethnies ou de communautés qui, sans citoyenneté, vivent d'une façon diffuse ou mouvante, tels les Allemands, les Roms-Tsiganes ou les Juifs. Il s'agit de minorités qui vivent en "îlots" fixes ou mobiles et qui ont des difficultés à bénéficier localement de l'identification à un pays ou à un territoire.

Les facteurs religieux peuvent aggraver les problèmes et rendre les solutions plus difficiles. Pour l’ex-Yougoslavie, les conflits entre Croates catholiques et Serbes orthodoxes ont été influencés sans doute par un tel élément, encore qu’il ne faille pas surestimer le phénomène (voir ci-dessous). En Roumanie, il en est de même entre les Roumains orthodoxes ou de rite gréco-catholique et les Hongrois calvinistes ou catholiques. Le caractère très catholique des Slovaques ne facilite pas non plus l'entente entre eux et les Tchèques. La différence, voire le différend, entre les Ukrainiens orthodoxes et gréco-catholiques provoque des surenchères nationalistes. La situation pourrait apparaître encore plus insoluble si, malgré l'Acte d'Helsinki, l'on envisageait des modifications intempestives de frontières. De telles hypothèses sont parfois évoquées dans les pays baltes, en Pologne concernant ses frontières évidemment orientales, par les Hongrois dans leur pays ou dans la diaspora, etc. Certains peuples revendiquent ou proclament leur autonomie ou indépendance. En ce qui concerne la question des frontières, il convient enfin de se rappeler de ces lieux profondément investis en termes affectifs. Dans chaque cas, ces territoires sont considérés par au moins deux peuples comme des lieux de leur origine historique ou du moins de leur permanence nationale significative.

Dans les difficultés et les transformations aussi bien politiques qu'économiques, des conflits nationalistes ou inter-ethniques sont sources et résultats des luttes de pouvoir et des rapports d'exploitation. On exalte partout le sentiment national comme résistance au totalitarisme. La flambée du populisme, qui bénéficie d'une tradition certaine, se répand dans les campagnes avec des alliances entre certains milieux d'Eglises et des conservateurs nostalgiques défendant des positions acquises (nationalistes ou stalinistes). Un "antisémitisme sans juif" en Pologne, des réactions ambiguës des nouveaux pouvoirs plus ou moins démocratiques à l'égard des Turcs en Bulgarie ou des Hongrois en Roumanie.

Pourtant, pendant les années 1970 et 1980, on put relever des phénomènes contraires à peine pensables il y a quelques décennies. Le tourisme se développa massivement et se chiffra en dizaines de millions chaque année dans les différents pays de l'Europe du centre. Dans le langage populaire, les différents noms que les peuples s'attribuent les uns aux autres tendraient à disparaître. Les souffrances subies de la part du nazisme et puis du stalinisme rapprochèrent les intellectuels et cela expliqua la solidarité tangible entre les oppositions démocratiques de ces pays. Or, historiquement, ce sont des intellectuels qui se sont avérés être les nationalistes les plus dangereux. Personne n'a constaté des mouvements de xénophobie dans la lutte de libération du communisme mais, la plupart du temps, le patriotisme ne se transforme pas en nationalisme. C’est néanmoins vrai qu’à travers tous les pays centre-européens un rejet croissant s’observe à l’égard des Roms-Tsiganes. Est-ce la naissance d’une xénophobie sans nationalisme ni irrédentisme?

Processus et références

La plupart du temps, la "décolonisation" des PECO s'est ainsi réalisée par auto-affirmation non agressive et patriotique. Le nationalisme croate, albanais ou estonien par exemple s'effectue néanmoins à travers l'ethnicisation des rapports sociaux contradictoires et la démonisation de l'Autre. Mais, remarquons tout de même que tout aussi importante peut s'avérer une autre manipulation perverse et parfois menaçante: décréter que les ethnies n'existent pas, alors qu'un groupe ethnico-politique peut monopoliser le pouvoir et contrôler les ressources. Quoi qu’il en soit, un triple processus complexe et enchevêtré serait en jeu historiquement.

Un processus macro-sociétal d'un jeu compliqué de re-nationalisation de la culture, de capitalisme à tentation toujours globalisante et de recherche de légitimation des classes dominantes. Dans ce processus, le nationalisme est à la fois cause et effet. Un processus meso-sociétal où se combine la dialectique de la majorité-minorité avec l'irrédentisme territorial à deux ou à trois et la gestion des frontières incompatibles entre elles. Un processus de sécularisation en face des Eglises de facto non séparés des Etats et de la citoyenneté. Au centre de l’Europe, ce processus s'impose avec lenteur par rapport aux féodalités nationalisantes.

De plus, les violences consécutives au nationalisme sont évidemment liées, entre autres, à l'effondrement de l'Etat ou, du moins, l’affaiblissement ou la transformation néolibérale de celui-ci. Or l'Etat est censé, depuis Hobbes, détenir le monopole de la violence publique et légitime, tout autant qu'empêcher que les citoyens retournent à “l’état de nature" ou à “l’état sauvage". En même temps, la conquête de l'Etat tout aussi bien que la volonté de garder le pouvoir, que poursuivent des stratégies politiques des acteurs, peuvent revêtir des formes violentes et nationalistes. Mais on peut, tout aussi bien, assister à l'utilisation d'une rhétorique de l'efficacité économique, du nationalisme ou de la religiosité comme moyens d'accès au pouvoir ou à la domination. Les élites vont manoeuvrer en accord avec leurs intérêts et avec ceux des groupes ethniques ou des classes qu'elles sont censées représenter. Tout devient dès lors un instrument politique entre les mains des élites. Toute idéologie nationaliste, d'économisme ou de foi intégriste, risque de créer des luttes et des guerres.

Pour les PECO comme pour d'autres pays du monde, les pressions politiques ou militaires des "bailleurs de fonds" publics et privés sont accompagnées de programmes dits d'ajustements structurels. A ces programme s'ajoutent les exigences spécifiques et massives des firmes et groupes financiers, souvent économiquement plus importants que les pays en question. Insérées dans un contexte international, et devant assumer les pressions économico-politiques qui leur permettent d'assurer le pouvoir, les élites dirigeantes ne se contentent pas d'afficher une "ouverture économique", elles font subir les effets des ajustements structurels. Il en résulte que, comme conséquence, la société ou les élites politiques pourraient parfois être tentées de "s'ajuster" politiquement en termes nationalistes ou xénophobes.

Ainsi, les manifestations identitaires exacerbées résultent de la dé-légitimation de l'Etat-nation car, présentement, celui-ci devient incapable d'imposer à l'ensemble de son territoire l'identité citoyenne. Aussi, le malaise d'une population, en quête d'une nouvelle identité, est-il libéré de la contrainte d'une identification citoyenne forte et protectrice, et peut-il être manipulé par des politiciens sans autres projets politiques plus dynamiques. Cette catégorie de gouvernants tente la dérive d’un succès aisé et quasi garanti dans le domaine ethnique ou de foi intégriste. La légitimité ultime des dirigeants est essentiellement extérieure: l'UE et l’OTAN. C'est à Washington, Paris, Bonn ou Bruxelles qu'ils vont présenter leurs programmes et que, sous le vocable de la privatisation, ils peuvent vendre, sans projet social quelconque, le patrimoine économique de leurs pays aux groupes privés occidentaux et justifier leurs acquisitions propres. Le nationalisme de l'agir politique interne se combine donc avec une légitimation dé-nationalisée.

Comme nous le savons, la démocratie politique en soi est un outil social remarquable et irremplaçable, mais elle souffre aussi d'insuffisances patentes et bien connues. En effet, dans trois domaines, elle ne fournit guère de garanties. Primo, elle n'organise que d'une façon tout à fait insuffisante la démocratie socio-économique à l'intérieur de nos pays. Secundo, elle n'a que trop peu d'applications dans le droit international, notamment sur le terrain du droit des peuples. Tertio, par sa nature majoritaire, elle ne réussit pas toujours - loin s'en faut - à respecter les courants et les ethnies minoritaires au sein de nos Etats-nations.

En fonction de cette dernière limitation de l’efficacité démocratique, les pays risquent de voir apparaître les revendications nationalistes des populations les unes à l'égard des autres, accompagnées de xénophobie à l'égard des minorités dans chacun des pays concernés. Il est vrai par ailleurs que, dans tout processus de modernisation, les périodes de transition sont toujours délicates, notamment en terme d'appartenance sociale, culturelle et ethnique. Dans les PECO, ces périodes sont marquées par des incertitudes liées à la rapidité des mutations économiques durant la première moitié du XXe siècle et par des changements sociaux survenus depuis des années 1970-80. Elles restent conditionnées plus récemment par l'envahissement sauvage d'un capitalisme devenu désormais international.

Ce sont précisément des périodes, où l'instabilité peut conduire à la xénophobie et au nationalisme. L'exploitation de cette situation par de nouveaux partis plus ou moins démocratiques pourrait exacerber certaines tensions profondes, nées des mutations sociales qui restent largement déterminées par les conditions économiques et historiques de chaque pays. Très souvent, le nationalisme se complique d'un problème d'occupation de territoire et aboutit à des comportements irrédentistes. Certains lieux, affectivement trop investis, créent des situations de guerres civiles et se prêtent à des interventionnismes internationaux. Ainsi, l'instabilité interne n'est pas seule en question, loin de là. L'Europe du centre subit aussi, parfois lourdement, une instabilité externe de nature géopolitique, comme l’a vu dans le cas des conflits récents dans les Balkans.

L’intégration à l’UE apporte-t-elle des apaisements à la majorité des pays concernés, du moins dans les domaines du nationalisme et de l’irrédentisme ? Non obstant, l’intégration à l’UE signifie celle au système capitaliste jusqu’ici fort sauvage. Ne provoque-t-elle pas une accentuation des phénomènes raciste et xénophobe ? Elle ne sera point la spécificité de cette partie de l’Europe.

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6.3 Les religions et les Eglises de l’Europe du centre, entre elles et face aux Etats

Dans beaucoup de cathédrales du haut Moyen-Âge, il y avait un trône à chacun des deux bouts du nef : l’un du côté oriental sur lequel siégeait l’évêque du lieu, alors que l’autre dans la partie occidentale où se trouvait assis l’empereur ou son représentant. Dans les conditions d’une Europe féodale d’ordre chrétien mais aussi jusqu’aujourd’hui, cette situation symbolisait la rivalité ou la symphonie entre le mitre et la couronne dans un face-à-face géopolitique: deux sortes de pouvoirs à prétention universaliste par rapport à un même espace donné21. En même temps, la rivalité des Eglises ou des religions entre elles n’est guère un phénomène secondaire. Songeons aux croisades, à la Réforme et à la Contre-réforme accompagnées de la guerre de 30 ans, aux conflits nombreux entre Eglises chrétiennes en terres missionnaires, à l’opposition moderne entre l’Orient islamique et l’Occident, et finalement à l’holocauste récente ou la génocide au Ruanda. C’est ce face-à-face persistant qu’examine le présent exercice dans le contexte centre-européen. Précisons d’emblée que ce "centre" de l'Europe se situe, géopolitiquement, entre la Russie et l'UE à 15, entre la Méditerranée et la Baltique. Il se compose d'une petite vingtaine de pays.

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Rappel des données

Tout le monde reconnaît qu'avec d'autres forces, les Eglises ont contribué aux récents changements de régimes politiques en cette Europe du centre et influencent même, jusqu'à un certain point, les évolutions actuelles de ces régimes. Rappelons ce qui est déjà souligné dans l’exercice précédent. Il existe deux formes spécifiques de représentations collectives qui se sont imposées au centre de l’Europe: les nationalismes, ou leurs concrétisations tardives sous la forme des Etats-nations, et les religions, ou leurs incarnations institutionnelles que sont les Eglises. La nation comme la religion sont des phénomènes géoculturels qui se polarisent autour de la récupération d’une mémoire perdue, de la ré-écriture d’une histoire, de l’exaltation d’une foi ou de la fixation d’une langue. Faut-il redire que la géopolitique a pour objet l'étude des rivalités spatiales des pouvoirs où, dans la durée historique, la notion d'espace est interprétée au sens large, matériel ou non, du terme. Ces rivalités créent des images dans l'opinion et les stratégies des acteurs les manipulent. C'est par l'analyse d'un certain nombre de représentations que l'on peut comprendre l'intérêt ou la valeur symbolique de ces espaces. Ces espaces ou territoires sont enfin à la fois enjeu et moyen de rivalités et d'affrontements.

La religion est, depuis toujours et partout, un enjeu politique, voire géopolitique. Au centre de l’Europe, cette optique d’analyse se justifie d'autant plus que, après quatre-vingts années de léninisme, de nazisme, de stalinisme et de néolibéralisme, les citoyens de l'Europe du centre semblent marqués par la recherche identitaire diffuse. La problématique politique de la foi et donc de l'Eglise a, de plus, surgi d'une sécularisation récente et modeste des sociétés centre-européennes. Il existe dès lors des enjeux et des facteurs d'équilibres politiques en ce qui concerne les Eglises - du moins celles qui sont “historiquement établies”- et leurs activités, les relations entre ces Eglises et les Etats. Toute généralisation hâtive est néanmoins malvenue dans une situation où les Eglises qui nous intéressent ici s'inscrivent - avec un décalage d'ordre socio-économique de 25 à 50 ans sur celles de l'Europe occidentale ou de l'Amérique du Nord - dans un processus séculaire de modernisation et de sécularisation.

Si l'Eglise catholique s'identifie clairement au Vatican à Rome, l'Orthodoxie est partagée (i) entre l'autocéphalie22 locale et la solidarité internationale, (ii) entre Moscou et Constantinople, (iii) entre l'Europe et l'Amérique du Nord. Aux yeux des orthodoxes, les catholiques restent encore fort identifiés à “l'Occident”. A partir des années 1960-70, une grande complicité s’est développée entre le Vatican et les EUA, à propos de l’Amérique latine et à propos du centre de l’Europe. De leur côté, les protestants sont géographiquement fort dispersés; leurs dénominations multiples accentuent cette dispersion. Enfin, l'Islam dans les Balkans bénéficie du soutien de pays tels que l’Iran, l’Irak ou l’Arabie saoudite, qu’il soit de tendance sunnite, chiite ou wahhabite et qu’au sein de ces tendances, l’Islam soit traversé par innombrables courants diversifiés, représentés par des écoles, des confraternités, etc. A noter que l’Islam balkanique est également soutenu par des EUA, mais pour des raisons stratégiques cette fois (voir les interventions américaines au coeur des Balkans depuis la fin des années 1980).

Le catholicisme d’Europe offre des visages très différents à l’Est et à l’Ouest, et à l’intérieur même de cette division. Il oscille entre l’intégrisme et la modernité, face à l’hédonisme ambiant. Des tensions soigneusement déguisées existent entre le Vatican et les Eglises locales. Tout comme l’Orthodoxie, le catholicisme d’Europe craint l’influence de l’Islam et surtout celle des mouvements néo-protestants d’origine surtout des EUA. Elles réussissent parfois à mobiliser des Etats contre ces influences. Enfin, de son côté, l’Islam fort divisé connaît également un équilibre fragile entre l’intégrisme et la modernité ou entre le sunnisme à multiples courants et le chiisme plus fermé dans certaines de ses expressions, notamment géopolitiques.

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Une géopolitique du religieux

Dans la géopolitique des Eglises au centre de l’Europe, les espaces ou territoires peuvent concerner des églises ou autres bâtiments, des districts et circonscriptions civiles ou officielles, l'extraterritorialité de facto ou de jure, tout aussi bien que le rayonnement culturel ou national, des zones ou sphères d'influences imaginaires, diplomatiques ou militaires, etc. L'opinion publique est sous l'influence des média créateurs d'images multiples telles la division substantielle entre l’Est et l’Ouest ou le caractère irréconciliable de l'orthodoxie et du catholicisme. Les représentations des uns à l'égard des autres y jouent le rôle décisif. Il en est de même des valeurs symboliques attribuées à des idées, des événements ou à des objets telle les monastères du Kosovo ou en Macédoine pour les Serbes, le catholicisme comme valeur européenne exclusive, les batailles ou la défense contre les Mongols ou les Ottomans pour la moitié des peuples centre-européens, les terres catholiques en Ukraine ou au Bélarus pour les Polonais ou le drapeau nationalo-catholique pour les Croates.

On distinguera dans nos analyses: (i) entre la hiérarchie ecclésiastique et le "peuple de Dieu", dont la première fait évidemment partie; et (ii) entre les Eglises dominantes dans tel ou tel pays et les Eglises vivant dans la pluralité. Localement mais aussi sur le plan international, cette pluralité elle-même implique des configurations géopolitiques variées, la lutte pour les âmes: le prosélytisme des plus grandes à l’égards des plus petites Eglises, voire des nouveaux mouvements religieux, surtout nord-américains. On tiendra aussi compte du fait que l’appartenance aux Eglises est devenue un phénomène minoritaire au sein des sociétés centre-européennes. De plus, politiquement parlant, on considère désormais que les Eglises s'apparentent toujours davantage à des simples organisations non gouvernementales, à des ONG. Enfin, quelles que soient les traditions de l'Orient ou de l'Occident, la foi en tant que telle n'est plus au centre des préoccupations et s'inscrit dans le relatif. C’est dans ces perspectives que s’inscrit l’analyse qui suit.

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1. Religiosité et Eglises, phénomènes minoritaires

Les Eglises au centre de l’Europe ne représentent plus que des minorités, certes agissantes et souvent des mieux organisées. Cette caractéristique minoritaire est la chose la plus ignorée, parfois encore par les sociétés concernées. A l'heure actuelle,d’après des contacts plus ou moins réguliers avec les activités d'Eglises, ne fût-ce qu'à Pâques ou lors des "rites de passage" (baptêmes, confirmations, mariages, enterrements), les pratiquants au centre de l'Europe seraient de l'ordre de 25 à 30% de la population totale, en moyenne23. Les athées, les indifférents ou les anti-théistes déclarés représenteraient le même ordre de grandeur. Les autres, tout en étant théistes, n'adhèrent plus à aucune Eglise. Il faut cependant nuancer ce point de vue en soulignant que la majorité de la population tient souvent à être baptisée et enterrée par son Eglise, plus particulièrement à la campagne ou dans les petites villes.

Par contre, dans les pays où la question nationale est essentiellement portée par une Eglise nationale, la pratique hebdomadaire serait nettement plus élevée comme par exemple en Croatie, en Pologne ou en Lituanie catholique, en Transylvanie protestante hongroise, au Kosovo musulman ou en Serbie orthodoxe. Quant aux évolutions, les sondages indiquent un déclin linéaire et séculaire du nombre des croyants, même si les critères en sont un peu vagues. Le déclin touche plus les catholiques latins et les protestants et moins les gréco-catholiques, les orthodoxes et les musulmans. La tendance aurait été renversée ou atténuée dans les années 1980, surtout en faveur de l'Eglise catholique latine et ce, jusqu’environ de 1995-2000. Même en tenant compte de l’hypothèse du "retour du religieux", la déperdition demeure substantielle et extrêmement rapide depuis la guerre 1939-45. On assiste même à la disparition de fort nombreuses communautés de base plus ou moins clandestines du Nord au Sud de la région.

L'introduction progressive du pluralisme, les destructions sociales occasionnées par l’implantation du capitalisme et la démocratie dite libérale dans la société continue à faire diminuer l’adhésion aux Eglises classiques. Les événements depuis les années 1980 transforment, en bien ou en mal, les sociétés au centre de l'Europe. La tendance actuelle à la sécularisation est, bien entendu, favorisée par la libération des sociétés, le pluralisme institutionnel et la fragmentation sociale. Elle se trouve freinée presque tout autant par le souvenir de la propagande antireligieuse de certains régimes autoritaires et "l'attitude peu scrupuleuse des élites" qui, dans le nouveau contexte politique, abandonnent leur position jadis athée et deviennent fervents adhérents d'Eglises.

Après 1989, les Eglises ont dilapidé un capital de sympathie non négligeable tant auprès des croyants que du reste de la population. Leurs interventions réitérées dans le champ du politique, leur soutien sans nuance à certains courants nationalistes, leur âpreté à défendre leurs intérêts matériels, leur insistance vaine en matière de morale sexuelle ou encore leurs querelles intestines leur ont fait perdre une partie de leur crédibilité et de leur influence sur les croyants. Dans toute l'Europe du centre, à peine "décolonisée" et déjà en voie de tiers-mondialisation, l'identité nationale et l'identité religieuse ont été soumises à une pression politique et militaire constante depuis des siècles. Aussi finissent-elles par ne plus faire qu'un, hier comme aujourd’hui.

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Nationalisme et messianisme

Depuis le début du XIXe siècle, la fierté patriotique a permis la renaissance de nombreux peuples centre-européens en face de leurs "colonisateurs". Ce patriotisme aide le sujet à s'identifier par la langue et la culture à une communauté, à un peuple et pour se donner un territoire, un Etat, une citoyenneté, sans que ce soit au détriment d'autres peuples. Y ont contribué les scolarisés en général et les intellectuels, dont le bas clergé qui épouse fréquemment les sentiments du "bas peuple de Dieu". Le haut clergé, sauf exceptions, reste pour des raisons de solidarités sociales proche des classes dominantes, voire des colonisateurs. Ces mouvements patriotiques des peuples "colonisés" suscitaient à l'époque des solidarités persistantes entre eux.

Le patriotisme en question était relativement tolérant jusqu'au dernier quart du 19e siècle, lorsque les premiers mouvements antisémites et xénophobes commencèrent à se développer, à l'initiative des tsars russes et de certaines classes sociales montantes mais subissant massivement la crise économique de la période en question. Ce patriotisme de moins en moins tolérant se mua en divers nationalismes. Ces derniers apparurent essentiellement au XXe siècle. Ils étaient soutenus par toutes les Eglises. Ils s'épanouirent en fonction de la misère croissante et de la "décolonisation" qui libérait les esprits centre-européens. Ainsi les petits peuples s'opposeront désormais aux petits peuples. D'où la responsabilité énorme des Eglises.

Ajoutons cependant qu'il existe également de nombreux clivages ethnico-nationaux qui ne coïncident pas avec des clivages religieux. Tel est le cas entre les catholiques polonais et lithuaniens, les Polonais catholiques et gréco-catholiques, les Roumains et les Ukrainiens orthodoxes et gréco-catholiques, les Bulgares orthodoxes et musulmans; et enfin entre ceux qui fièrement se disent, encore aujourd'hui, Yougoslaves mais peuvent être catholiques, musulmans ou orthodoxes. La tradition orthodoxe imprègne certes la nation serbe, mais l’Orthodoxie comme telle et l’existence serbe sont loin de coïncider. D’abord parce que les Serbes partagent cette confession avec un certain nombre de minorités ethniques vivant en Serbie, mais surtout parce qu’une partie notable des Serbes ne se considèrent point comme orthodoxes.

Pour chacune de ces situations, on observe malgré tout, hier comme aujourd'hui, une convergence géopolitiquement dangereuse entre deux sentiments d'appartenance forts:
* la volonté patriotique ou nationaliste, selon les cas, pour retrouver ou acquérir des positions territoriales totalement incompatibles entre elles et pour (re)constituer une existence étatique "nettoyée", homogène ou complète, relevant souvent de rêves séculaires;
* un messianisme24, tant catholique que musulman, orthodoxe, luthérien ou calviniste, qui s'alimente de ces sentiments nationaux ou entretient ceux-ci en vue d’asseoir l'Eglise et ses institutions.

Ainsi s'expliquerait que les conflits nationaux centre-européens de la première moitié du XXe siècle s'avèrent, chaque fois, si terribles et meurtriers. Il reste cependant que le nationalisme semble progressivement devenir secondaire. Il en résulte aussi que, dans l'avenir, cette situation pourrait bien modifier la position des Eglises tant orthodoxes, latines ou gréco-catholiques que protestantes, devenues minoritaires au sein des sociétés centre-européennes. En résumé, on peut affirmer que, malgré le "retour du religieux", peut-être un peu ambigu, la foi perd sa force de pénétration et sa capacité d'organiser l'imaginaire collectif au centre de l’Europe. Quelles que soient les traditions de l'Orient ou de l'Occident, cette foi n'est plus au centre des préoccupations des sociétés centre-européennes. Elle s'inscrit dans le relatif, est politiquement décentrée et surtout devient, d’une certaine façon, un phénomène minoritaire. Les Eglises mêmes majeures peuvent désormais être considérées comme une espèce d’ONG constituée de longue date et de caractère international. S'y ajoutent le spectacle de la division que connaissent les Eglises chrétiennes partout dans le monde, mais aussi spécifiquement au centre de l'Europe, et la perte de légitimité que cela entraîne.

Devant la pénétration d'un Occident douteux, les fidèles comme les hiérarchies des Eglises, dans leur immense majorité, gardent le silence et se réfugient dans les préoccupations de piété et de moralisme personnels. Les relations entre la foi religieuse et le pouvoir politique seraient ainsi devenues moins importantes que dans un passé encore assez récent. Cette nouvelle situation n'est pas sans laisser des traces dans le rapport qu'au centre de l'Europe les Eglises entretiennent, en tant qu’hiérarchies, avec les Etats et ces derniers avec les instances internationales des Eglises. Leur légitimité amoindrie, les Eglises maintiennent néanmoins des rapports de force avec les Etats et avec d'autres centres de pouvoir au sein des sociétés centre-européennes et entretiennent une sorte de coexistence variable qui peut être conflictuelle, pacifique ou complice. Il n'est pas contestable que la position centrale et la force majoritaire des Eglises soient mises en question et que le contrôle social qu'elles peuvent exercer diminue de façon inexorable.

Dès lors, la question principale qui doit être posée est de savoir qui “instrumentalise” qui dans une perspective de logique de pouvoir ? Quelles en sont par ailleurs les modalités pratiques? A l’époque du communisme, était-ce la complicité entre des structures de pouvoir politiquement semblables? Etait-ce le piège que constituaient les discours ambiants centrés sur l’autoaffirmation des peuples? Quand certains clivages s’installeront-ils entre le sommet et le “peuple”? Il s'agira donc d'examiner la pratique de la coexistence "entre la mitre et la couronne".

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2. Eglises et Etats entre lutte et coopération

Le contrôle social que toute Eglise, ou religion d’une certaine importance, peut exercer sur une population n'est jamais négligeable du point de vue politique. D’une part, ce contrôle peut être convoité par d'autres centres de pouvoir et donc constituer un enjeu en vue d'en disposer et de l’utiliser. D’autre part, à l’inverse, les grandes religions ont tenté d'exploiter les pouvoirs publics en vue de perpétuer leur existence institutionnelle et d'obtenir des avantages à multiples facettes. Il est dès lors intéressant de situer l'Eglise en tant qu'acteur ou facteur qui peut être à la fois l'objet et le sujet de la politique.

Toute Eglise gouverne ses adhérents et les institutions que créent ces derniers. Les règles du fonctionnement politique répondent aux exigences du "pouvoir machiavélien". Toutefois, la "résistance marcusienne" existe et fait face à des obstacles idéologiques puissants; d'où on est soit fidèle, soit schismatique; une troisième voie trouve difficilement son expression et sa place publiques. La résistance effective des consciences et des pratiques peut par contre prendre des dimensions énormes dans la vie sociale et individuelle. Il en est ainsi en matière de la participation à la vie de l'Eglise, du respect des prescriptions dites morales, des manières d'agir individuellement ou collectivement, etc. Dans les rapports de force qu’une Eglise entretient, elle peut être instrumentalisée ou elle peut elle-même manipuler tout centre de pouvoir autre qu'elle-même. Les relations Etat-Eglise sont déterminées par le poids politique de chacun et par l'autonomie des domaines d'intervention. Le résultat fluctue, selon les moments de l’histoire, entre la quasi-fusion et la séparation réelle.

La séparation des Eglises et des Etats est loin d’être une réalité centre-européenne, malgré la brutalité de la coupure réalisée par le régime tsariste dès le XVIIIe siècle ou par les régimes staliniens ou néostaliniens avant et après la guerre 1939-45. Le rôle de la mémoire historique reste considérable dans ce domaine également. Le souvenir de nombreuses compromissions de jadis - au XVIIIe ou au XIXe siècles, ou plus récentes - alimente des suspicions et des silences encore actuels. Certes l'Etat et l'Eglise, chacune de ces deux catégories de protagonistes des sociétés centre-européennes, souhaitent, - consciemment ou non, mais réciproquement - l'affaiblissement de l'autre aussi longtemps qu'il n'y a pas une séparation radicale entre eux, au-delà même d'une simple cohabitation. Sinon, les Eglises pourraient être tentées de transformer les divers régimes successifs (nazi, stalinien ou libéral) en boucs émissaires uniques, s'agissant de l’antisémitisme d'avant-guerre, de l'expulsion des Allemands en 1945-6 et du nationalisme ou de l’économisme exacerbé d'aujourd'hui.

Le principal facteur à constituer ce phénomène d’intolérance est l'occultation de l'histoire opérée dans tous les pays concernés, tant par les hiérarchies des Eglises que par les sociétés et ses représentants les plus significatifs. On a l'impression que la survie de la nation ou d’une quelconque "cause" en dépend : comme si condamner la collaboration tacite ou explicite avec les occupants, comme si admettre la souffrance atroce des autres peuples (Juifs ou Roms par exemple) ou au contraire non-anathémiser le nazisme et des fascismes locaux, pouvait déforcer ou conforter les identités nationales ou autres, chèrement et partiellement acquises. A l'heure actuelle, une semblable complicité tend à s'imposer devant "la transition vers le marché". Or c’est bien par cette politique de transition qu’un capitalisme sauvage est installé par les firmes et les banques internationales à travers tous les pays de la région.

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Qui instrumentalise qui ?

L'instrumentalisation25 réciproque des Eglises et des Etats est notre hypothèse pour cette partie de l'Europe. Elle reste séculairement persistante en effet dans des domaines variés et par le biais de la foi et de l'appartenance nationale ou ethnique manipulée par les uns comme par les autres. Depuis des siècles, le pouvoir s'immisce régulièrement dans les affaires des Eglises, comme celles-ci tendent souvent à influencer celui-là. Certaines Eglises utilisent le pouvoir politique contre d'autres ou celui-ci exploite les divisions de celles-là.

L'actualité nous rappelle les grands thèmes politiques qui semblent préoccuper les hiérarchies des Eglises, mais fort peu le petit "peuple de Dieu": criminalisation de l'avortement, aumônerie dans l'armée et à l'université, limitation des droits de la femme, notamment en matière de contraception, accès privilégié de telle ou de telle Eglise dans l'enseignement, restitution plus ou moins vigoureusement revendiquée des patrimoines d'avant-guerre (souvent accompagnée d'éviction de citoyens, de communautés ou de groupes, hors des écoles ou d'autres institutions, hors des bâtiments ayant appartenu jadis aux divers organes des Eglises). On a déjà souligné le peu de protestation des Eglises contre les gouvernements nouveaux de type néocapitaliste, souvent profondément injustes, ou contre les mesures discriminatoires que subissent les étrangers ou les citoyens roms. Malgré l'admonestation de Rome dans le cas des catholiques, on observe peu de « prophétisme » quand il s’agit de dénoncer la “structures de péché” du capitalisme dans cette partie de l’Europe.

L’expression politique de l’instrumentalisation réciproque des Etats et des Eglises est appelée le "gallicanisme" en France. Il se retrouve au centre de l'Europe et porte des noms variés selon les Eglises concernées: érastianisme, joséphisme ou sergianisme. Le protestantisme est à l'origine une force de rupture. Dès la Guerre des paysans au XVIe siècle, Luther prend cependant parti pour l'absolutisme des princes. Doctrine prônant la dépendance de l'Eglise par rapport aux pouvoirs temporels, “l’érastianisme” devient alors la règle dans la grande majorité des territoires protestants. Cette doctrine constituait un relais idéologique essentiel pour maintenir le peuple dans la soumission à l'ordre social, en l’occurrence à l'ordre féodal26.

De son côté, le "joséphisme", mieux connu, a le même sens pour les territoires catholiques sous la domination habsbourgeoise, notamment sous Joseph II. Le joséphisme revendique un ordre unique de souveraineté, celui de l’Etat. L’attitude de soumission ou de compromission de la part des évêques à l’égard des pouvoirs publics est certes la conséquence de l’initiative de ceux-ci. Néanmoins, les hiérarques pouvaient bien y trouver leur compte pour des raisons économiques, sociales ou politiques. Il en résulte qu’il n’est pas forcément inexact de considérer leur comportement comme teinté de joséphisme. Enfin, on appelle "sergianisme" l'attitude de compromis qu’aurait eu l'Eglise orthodoxe russe vis-à-vis du pouvoir tsariste ou soviétique. Cette appellation fait notamment référence à la déclaration de loyauté faite en 1927 par le patriarche Serge aux autorités publiques russo-soviétiques.

Pour se justifier, la plupart des dirigeants des Eglises centre-européennes évoquent, avec raison, les 40 ans (voire les 70 ans en ex-URSS) de répression communiste, plus particulièrement atroce au moment de la terreur stalinienne. Ils soulignent que ces années-là ont ravagé les sentiments religieux et moraux des populations. Les plus courageux d'entre eux admettent leur tendance à collaborer, par nécessité, avec le pouvoir établi. Dans ces discours, on ne s'étonne pas de ce qui est affirmé ou admis, mais de ce qui est tu: la position favorable ou du moins neutre que ces hiérarques adoptent à l'égard des régimes, partiellement ou totalement autoritaires, antisémites, ultraconservateurs, fascistes ou nazis et ce, avec ou sans occupation hitlérienne ou soviétique, pendant ce siècle.

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Eglises et la droite ou le conservatisme, le même combat ?

Aujourd’hui comme hier, leur soutien est pratiquement total à tout ce qui est politiquement conservateur ou de droite. Certes avec des exceptions notables, leurs attitudes furent au moins ambiguës, voire équivoques et inhumaines, à propos de l'holocauste des juifs, des roms ou d'autres peuples considérés comme non autochtones et parfois comme non humains, sauf s’il s’agissait de baptisés. Etait-ce la complicité entre structures de pouvoir politiquement semblables: non démocratiques? La réponse est complexe mais en première approche, il faut bien admettre que le caractère encore féodal des régimes classait les dirigeants des Eglises parmi les seigneurs et les grands propriétaires terriens. Etait-ce le piège que constituaient les discours ambiants centrés sur l'auto-affirmation des peuples, le nationalisme et la méfiance vis-à-vis de la démocratie, terrains communs entre Etats-nations (re)naissants et Eglises-Nations au centre de l'Europe? Le concept des Eglises-Nations a été, en principe, condamné par l'Orthodoxie sous le nom de phylétisme, alors que pour l'Eglise de Rome ou pour celles issues de la Réforme, il n'en a pas été question27.

De plus, l'ambiguïté s'accentue lorsque l'on observe comment les Eglises en Occident, avant tout catholiques mais aussi orthodoxes et protestantes, ont toujours réagi très différemment à l'égard des régimes autoritaires d'Europe centrale ou orientale et des régimes dictatoriaux d'Amérique Latine, condamnant les uns et tolérant, voire soutenant, les autres. Il suffit de comparer la manière dont le Vatican maintenait les relations diplomatiques avec des pays dont les dirigeants étaient des tortionnaires avérés (voir au Chili ou au Brésil), alors que les tortionnaires "occasionnels" de l'Est, tels Kádár, Tito, Jivkov ou Husák, étaient considérés comme le diable, alors qu’au moins, ils développaient, du point de vue socio-économique, leurs pays respectifs. De cette discrimination, les Eglises centre-européennes ont cependant profité au moment de la rupture d’avec les régimes staliniens ou néostaliniens. Dans les régimes communistes, il y avait relativement peu de hiérarques martyrs, sauf chez les gréco-catholiques. Ces derniers ont subi l’oppression des gouvernements et de certaines Eglises orthodoxes, et n’ont pu enregistrer que peu de sollicitudes de la part de leurs Eglises-soeurs latino-catholiques. Après la démocratisation à partir des années 1980, les nouveaux régimes néolibéraux bénéficient quasi tous du soutien des dirigeants d’Eglises.

Il reste qu'encore aujourd'hui, dans beaucoup de pays centre-européens, les Eglises sont fréquemment associées aux grandes fêtes ou événements de l'Etat post-communiste et ce, dans un large oecuménisme : il est rare que l'on oublie d'y inviter le rabbin aussi, surtout dans les pays de réputation antisémite. Du point de vue budgétaire, elles bénéficient partout des subsides amples. S'agit-il d'instrumentalisation politique ou de la volonté sincère de reconnaître une institution historique, non sans quelques mérites ? Quant aux Etats et aux Eglises, consciemment ou non, mais réciproquement, chacun souhaite l'affaiblissement de l'autre aussi longtemps qu'il n'y a pas une séparation radicale entre eux, au-delà même d'une simple cohabitation. Les Eglises pourraient être ainsi tentées de transformer les régimes nazi, stalinien ou néolibéral en boucs émissaires, s'agissant de l'antisémitisme d'avant-guerre, de l'expulsion des Allemands en 1945-46 et du nationalisme ou de l'économisme exacerbés d'aujourd'hui.

Les interventions des Eglises peuvent s’exercer dans le domaine politique (consignes électorales directes ou indirectes par exemple) ou dans le domaine social (législation d'interdictions, présence à l'école ou à l'armée, etc.). Définir la place et le rôle des Eglises reste un des éléments majeurs du processus de démocratisation actuel, d'autant plus que certaines Eglises donnent le sentiment de reprendre le cours de l'histoire là elles ont été obligées de l’abandonner. Ces parenthèses d’un demi-siècle ou, dans certains cas, de trois-quarts de siècle les ont conduites à passer à côté de la modernisation à laquelle les Eglises ont été contraintes ailleurs.

Leurs exigences se heurtent de plus en plus aux institutions démocratiques, nonobstant une certaine obséquiosité observée dans le chef de certains gouvernements issus des partis uniques communistes comme en Hongrie, en Croatie ou en Ukraine. Les Eglises centre-européennes commencent, me semble-t-il, progressivement à se rendre compte que la modernité comme la sécularisation ne sont pas propres aux seuls pays qui ont subi des régimes fascistes ou communistes en Europe. Il reste que la majorité des Eglises optent encore toujours pour la tendance politique national-conservatrice qui associe souvent le mépris et le mensonge populiste dans la vie publique, avec le culte, proclamé mais non appliqué, des vertus chrétiennes dans la vie privée et familiale et avec le rejet du pauvre et du marginalisé.

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3. La géopolitique est-elle d'Eglise?

A l’instar d’autres religions, la papauté a pu apporter la réponse à la célèbre question de Staline: “De combien de divisions dispose le pape?”. “Assez” répond à présent l’intéressé!
Comme toute organisation de caractère global, les Eglises traitent des intérêts géopolitiques propres, internes et externes. Elles développent des rapports de force à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. Leurs relations d'antagonisme et de connivence avec les différents appareils d'Etat ou avec d'autres centres de pouvoirs s'inscrivent non seulement dans le domaine idéologique, mais aussi dans celui de la politique internationale. Les mêmes relations se pratiquent d’Eglises en Eglises, souvent d’une façon peu chrétienne.

On peut en effet considérer que chaque Eglise affronte dans ses actions locales ou internationales des concurrents tels que les Etats et leur nationalisme, les firmes multinationales et leur idéologie capitaliste ou encore d'autres Eglises ou religions et leur impact en terme d'idées ou d'idéologies différentes. Quasi toute la gestion interne des Eglises constitue un enjeu pour les Etats concernés par cette gestion. La politique pastorale, éducationnelle ou des missionnaire soulève des questions de souveraineté, d'accès, de légitimation et de garanties multiples qui sont basées sur les relations entre Etats et Eglises, au sein de chaque pays et sur le plan international. La situation des religions ou des Eglises variera selon qu'elles jouissent d'une position quasi monopolistique ou qu'elles se trouvent dans un contexte pluraliste. L'Eglise catholique avait, dans le passé, réussi dans certains pays d’Europe occidentale à constituer des partis sociaux-chrétiens ou démocrates-chrétiens. Comme en Europe occidentale, ces tentatives ont finalement échoué en Europe du centre. L'Orthodoxie dans la région tente bien d’influencer divers partis chrétiens ou paysans, mais son influence réelle resterait modeste.

Un point important est le "droit d'investiture" éventuel accordé aux pouvoirs publics, s'agissant de la désignation des évêques ou des prêtres. Certains Etats en bénéficient encore, de jure ou de facto. Des négociations récentes entre les Etats centre-européens et le Vatican buttaient sur la volonté des autorités étatiques d’obtenir, sous une forme ou une autre, un droit de regard sur la nomination des évêques, à l’instar des pratiques des pays occidentaux. Et, même si ce droit a disparu, il n’en reste pas moins que peu d'Etats tolèrent que de telles désignations soient faites à leur insu. Néanmoins, il existe des pays où le Vatican, Constantinople ou Moscou28 peuvent procéder, tout à fait librement, au choix et aux désignations. Ils exercent de cette façon un pouvoir indiscutable sur la vie politique du pays concerné. Quoi qu'il en soit, si un tel droit persiste - et c’est certainement le cas au centre de l'Europe -, il comporte souvent une contrepartie de faveurs telles la dispense de service militaire, des juridictions spéciales ou des subsidiations à des titres divers.

Il est indéniable que, rien que pendant le XXe siècle, les Eglises officielles ou transnationales ont réagi fort différemment à l'égard des régimes nazis ou fascistes et des régimes socialisants ou staliniens. Les uns n'ont connu que des recommandations, des exhortations relativement bénignes et parfois confidentielles, alors que les autres ont essuyé des anathèmes publics, des excommunications à fort retentissement ou des discours oppositionnels virulents de la part des Eglises en question. Il est vrai aussi qu'à l'égard d'autres religions, l'Eglise de Rome ne marque plus une réserve extrême ou une hostilité franche depuis quelques décennies; encore reste-t-il, de sa part, des réticences au centre de l'Europe.

Dans les relations entre les diverses Eglises, on peut diagnostiquer une série de rapports contradictoires qui balancent entre des positions de luttes et de coopérations. Une excellente entente se pratique souvent face aux Etats en matières d’avantages matériels. En grande complicité avec plusieurs Etats, l’Eglise catholique ou gréco-catholique combat avec succès la pénétration de nouveaux mouvements religieux dans cette partie de l’Europe. Ni l’Islam, ni l’Orthodoxie n’ont guère la possibilité d’agir de cette manière, étant des religions peu centralisées. Il convient ainsi de bien situer les choses.

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Le phénomène gréco-catholique

Pour comprendre le phénomène gréco-catholique, il faut historiquement remonter loin. Le schisme de l'Eglise entre l'Orient et l'Occident en 1054 permet déjà à Rome latin de majorer sa primauté devenue de droit aux dépens des Eglises orthodoxes. Ce qui rend possible à l'Eglise d'Occident de lancer dès cette époque des croisades parfois contre Byzance ou le Nord-est européen, contre les peuples baltes. C'est l'ensemble des Eglises d'Orient qui est visé. Des appels sont lancés vers les chrétiens d'Orient dès le XIIIe siècle afin qu'ils se joignent à Rome. Souvent, les communautés orientales créées et rattachées de cette façon à la papauté sont appelées gréco-catholiques. Pour l'Orthodoxie, l'Eglise de Rome comme tête de l’Eglise du Christ est simplement schismatique et donc condamnée à disparaître en tant que telle mais, elle n'est point gênante car l'autocéphalie et la “prééminence” lui sont en tous cas assurée. Le rêve catholique est par contre, depuis un millénaire, d'unifier l'Orient et l'Occident ecclésiastiques en une seule Eglise. Cette volonté peut mener à des tactiques où parfois l'on n'hésite pas à opposer des catholiques entre eux, parce qu’ils sont d’ethnies différentes. C'est le cas des catholiques de rite latin ou byzantin en Ukraine ou en Transylvanie (devenue roumaine en 1918).

En effet, l'histoire des Eglises gréco-catholiques est un exemple ou, peut-être, un signe à la fois d'un vrai pluralisme possible au sein de l'Eglise catholique et de manoeuvres un peu machiavéliques de cette dernière. Conformément aux décrets d'union du Concile de Ferrara-Florence de 1439 à 1445, l'Eglise gréco-catholique obtient ainsi l'autonomie canonique et liturgique dans chacun des pays où elle s'organise et cela à un degré inouï aux oreilles de beaucoup de catholiques latins. Même le célibat des prêtres qui, ailleurs, paraît essentiel pour Rome, n'est pas obligatoire dans cette partie de l'Eglise29.

Rappelons les étapes principales dans la création d'Eglises gréco-catholiques au centre de l'Europe: Brest en 1596 qui concerne les orthodoxes bélarusses et ukrainiens; Oujgorod en 1646 qui rallie les orthodoxes de Transcarpathie (en Ukraine et Slovaquie actuelles) à Rome; Transylvanie (en Roumanie actuelle) en 1700 qui, après un premier acte d'union en 1698, rallie un grand nombre d'orthodoxes dans ce territoire sous la juridiction directe des Habsbourg. Beaucoup de ces initiatives visant à rallier des orthodoxes à Rome sont dues à des facteurs multiples: tantôt la poussée de la Contre-réforme et la volonté d'affaiblir l'Orthodoxie, tantôt le mauvais accueil de Moscou ou de Constantinople au clergé orthodoxe en recherche de légitimité, tantôt encore tout simplement le besoin de survie par rapport à la pression féodale et impérialiste. Les fidèles ont eu parfois des difficultés à suivre leurs hiérarques et s’insurgeaient contre eux. Cependant, les orthodoxes abhorrent ces Eglises avec beaucoup de vigueur. Ils considèrent qu'elles naissent d'un prosélytisme, considéré comme abusif des catholiques.

De l'autre côté, l'oppression stalinienne ou celle de Ceaucescu contre les Eglises gréco-catholiques ukrainienne et roumaine ne fait que prolonger les pratiques séculaires des tsars et des rois roumains, acceptées, voire encouragées par l'Orthodoxie locale. En Slovaquie comme en Hongrie et en Bulgarie, les Eglises gréco-catholiques bénéficient de la sympathie des Latins et ne sont pas non plus forcées de (r)entrer dans les Eglises orthodoxes locales alors qu'elles sont ostracisées par l'Eglise catholique en Pologne. En Transylvanie roumaine, les gréco-catholiques dénoncent depuis toujours la complicité entre l'Etat et l'Eglise orthodoxe roumaine. Ni l'un ni l'autre n'exprime aucun regret à propos de leur absorption forcée dans l'orthodoxie au lendemain de la guerre de 1939-45 et la répression meurtrière qui s’en suivit. Ni l'un ni l'autre ne s'efforce réellement de rétablir depuis 1989 l'Eglise gréco-catholique dans ses droits, ne fût-ce que dans la mesure de son nombre actuel des fidèles, encore que, récemment, d'aucuns diagnostiquent quelques progrès. Pour des raisons ethniques, l'Eglise romano-catholique majoritairement hongroise ne soutient pas non plus l’Eglise gréco-catholique. Pour comprendre ce cas, il faut prendre en considération un certain nombre d'évolutions fondamentales.

De prime abord, il s’agit de la place de l'Orthodoxie dans le pays. Elle se reconnaît comme une Eglise nationale et est reconnue de facto comme telle par tous les régimes. Ainsi, le patriarche roumain est en pratique le deuxième personnage de l'Etat. A partir de ce premier facteur, une complicité de facto semble bien persister entre ces deux piliers de la Roumanie. Politiquement, l'un a beaucoup de difficulté d'agir, surtout en matières ecclésiales, sans le consentement de l'autre. Enfin, les orthodoxes considèrent, depuis trois siècles, les gréco-catholiques comme une simple machine de guerre du Vatican et ne sont guère enclins à les favoriser. Déjà dans les années 1970 et 80, tout en tolérant ses activités, le pouvoir refuse de légaliser l'Eglise gréco-catholique afin de ne pas affaiblir l'unité et la cohésion du pays telles qu'ils les envisagent. Ces catholiques de rite byzantin constituent évidemment des bastions du particularisme en Transylvanie comme en Ukraine.

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De l'Ostpolitik à la reconquête de l’Est

Depuis presqu'un siècle, la politique des papes à l'égard des pays de l'Europe du centre se résume à trois objectifs. Le premier, déjà mentionné, consiste à ramener les autres Eglises dans le giron de l'Eglise de Rome par une activité missionnaire ou des manoeuvres de caractère politique. Le second vise constamment à reconstituer des hiérarchies locales totalement fidèles aux papes successifs et indépendantes du pouvoir en place si ce dernier n'est pas considéré comme loyal. Le troisième, plus récent, est de diminuer le risque de la création de nouveaux mouvements religieux ou parareligieux. Ici, nous sommes prioritairement intéressé au premier et au troisième objectif.

En ce qui concerne le premier objectif visant l'unification des Eglises chrétiennes, la réinstallation des Eglises gréco-catholiques est sans doute un succès. Certes, elle peut s'ouvrir à une pratique pluraliste au sein de l’Eglise de Rome ou devenir une machine de guerre contre l’Orthodoxie. L'option n'en est pas encore levée. L’Ostpolitik du pape Jean-Paul II a consisté à faire des visites et des discours aux PECO, à y rencontrer les dirigeants politiques et à soutenir des groupes oppositionnels agissants tel Solidarnocs en Pologne. Sa réception chaleureuse par ces dirigeants peut cependant être interprétée comme une simple instrumentalisation du pape à usage interne. Ses appels au courage civil (“n’ayez pas peur!”) ont dû par contre laisser des traces dans la conscience des peuples concernés et, même aujourd’hui, alimentent des rapports de force à l’intérieur de l’Eglise. Sa proximité politique avec Thatcher et Reagan pendant les années 1980 a sans doute contribué également au renforcement des opposants aux régimes néostaliniens. Il faut savoir que les opposants admiraient en fait ces deux politiciens anticommunistes et néolibéraux.

Depuis la chute du Mur de Berlin, le Vatican a installé de nombreuses nonciatures au centre et à l’est de l’Europe, et a conclu des accords bilatéraux pour garantir sa pérennité, voire les acquis dus à son poids historique. En dépit de la tradition, il a par ailleurs nommé, apparemment sans consultation véritable, ni information préalable, des évêques à Moscou, en Sibérie et au Kazakhstan. Ces nominations offrent évidemment à certains milieux orthodoxes des arguments pour dénoncer le prosélytisme de l’Eglise catholique romaine en Russie.

Quant au troisième objectif, la définition du terme secte pose en soi problème. Dans l'Europe centrale septentrionale, de nombreuses communautés de base se sont créées depuis 1960-1970. Il y a celles qui dans l’esprit du concile Vatican II expriment une fidélité faillible en Jésus-Christ. D’autres s’orientent vers divers mouvements charismatiques ou anabaptistes jusqu'à l'Opus Dei ou à des fondamentalistes, avec d'innombrables variantes. Dès le début des années 1980, on dénombre par exemple 4.000 à 6.000 communautés de base en Hongrie et quelque 2000 organisations de catéchèses clandestines en Tchécoslovaquie. Les laïcs s'expriment aussi par une pratique religieuse à résonance politique. La fréquentation des églises s'accroît de 60 à 90% en Pologne à partir du coup d'état militaire contre Solidarnosc en 1981. Quoi qu'il en soit, ces communautés de base vivaient souvent en marge de toute institution et dans de nombreux cas s'en méfiaient avec quelque raison. Les hiérarchies catholiques auront des attitudes variables selon les pays et selon les moments historiques. Tantôt elles réussissent à les inclure dans leurs dynamiques propres ou à les exclure de la société (p.e. les Témoins de Jéhova), tel fut le cas en Pologne et en Roumanie. Tantôt, elles les déconsidèrent avec des justifications douteuses ou essayent de les absorber; tel était le cas en Hongrie.

Aidée par ses structures politiques internes et autoritaires, l'Eglise catholique romaine a toujours développé une politique internationale active. Elle s'appuie sur la cohorte, certes réduite mais encore bien nombreuse, de ses fidèles, et sur les média dont elle dispose, ce qui lui a permis de s'adresser directement à ces derniers sans passer par la hiérarchie. Elle bénéficie, de plus, d’un consensus parmi beaucoup de dirigeants dans le monde en recherche de légitimité et de certaines valeurs conservatrices propres à l'Eglise. La hiérarchie de l'Eglise catholique romaine soutient ainsi traditionnellement l'Occident30 à travers le monde mais, en raison de ses nombreux fidèles au centre de l'Europe, joue en même temps le rôle de conciliateur entre Est et Ouest, sans cependant consulter aucunement les hiérarques locaux.

La géostratégie vaticane vise plus spécifiquement la reconquête de l'Est dès le couronnement de Jean-Paul II. Cette nouvelle politique renverse l'Ostpolitik pratiquée par Jean XXIII et Paul VI jusqu'alors, précédée d'une période d'anticommunisme actif d'un Pie XII. Jean-Paul II est convaincu d’une « volonté divine de restituer l'Eglise romaine dans sa plénitude d'avant le grand schisme avec l'Orthodoxie ». Il y contribuerait même par les finances et par une "sainte alliance" conclue avec les EUA de Reagan. La Pologne et d’autres pays à majorité catholique bien entendu mais, surtout, les gréco-catholiques devraient constituer le fer de lance de cette stratégie dans divers pays tels l'Ukraine, la Slovaquie et certes la Roumanie.
L'idée consiste aussi à envoyer des prêtres irlandais, polonais, voire hongrois chez les voisins à l'Est. Les succès en ont été d'abord bons: plus francs dans les pays baltes et au Bélarus, moindres en Ukraine où existe la crainte de l'idée d'une "grande Pologne". Le gréco-catholicisme s’y identifie au passé du nationalisme troublé et troublant comme au présent du patriotisme ukrainien. Heureusement, parmi les Ukrainiens, un pluralisme d'Eglises s'installe.

Toutefois, dans la partie septentrionale de l'Europe du centre, d'aucuns commencent à évoquer de plus en plus le danger d'une "repolonisation" entre Varsovie et Moscou. Est-ce fondé? L'immense majorité du clergé étranger de ces territoires provient en réalité de la Pologne mais son impact ne semble être significatif qu'au Bélarus. Les prêtres polonais de divers ordres religieux y sont surtout présents où l'Eglise catholique comme l’Eglise gréco-catholique ont été particulièrement malmenées par le nazisme, puis le stalinisme. En plus, il n'est pas à exclure que les anciens gréco-catholiques dont les ancêtres ont été obligés de rejoindre l'Eglise orthodoxe russe sont un peu "poussés" à rentrer dans l'Eglise gréco-catholique. En outre, le “néouniatisme” du régime Pilsudski pendant la période d’entre-deux-guerres consistait à forcer véritablement des Bélarusses polonais à “se convertir” en gréco-catholiques, tout en subissant par ailleurs le mépris de l’Eglise catholique de Pologne. Dans ces hypothèses, la critique des orthodoxes concernant les "missionnaires" catholiques pratiquant le prosélytisme pourrait avoir un fondement. On manque cependant de preuves.

Le cas yougoslave

Comme le cas concret yougoslave nous le montre, les discours et les actes ne sont pas en concordance, comme c'est souvent le cas pour la diplomatie, même s’il s’agit du Vatican. Dans ses déclarations, le pape Jean-Paul II, face au danger de sacralisation des particularismes nationaux, affirme les droits des peuples et des minorités dans les Etats pluriethniques que doivent être strictement défendus et préservés. Aussi comprend-on difficilement pourquoi la reconnaissance de la Croatie et de la Bosnie par le Vatican a été si hâtive en 1992 sans avoir obtenu de garantie quant au respect de ces droits par le régime croate et serbe.

La reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine comme celle de la Croatie se heurte en fait aux mêmes objections. Aucun des gouvernements de ces pays n'a mérité de reconnaissance sur base des pratiques habituelles du droit international. Aucun des deux n'a exercé en effet une souveraineté indiscutable sur ses territoires (voir les régions de Krajina ou de la Slavonie, ou celles de Bosnie-Herzégovine, ou encore le Kosovo et l'Istrie, etc.) et leurs frontières n’étaient pas sûres et incontestables ni contrôlées ou reconnues comme indiscutables. Dans aucun de ces deux pays, les droits démocratiques, des minorités et de l'homme ne sont encore réellement garantis ou respectés. N'excluant pas l'hypothèse d'une Grande Croatie, la constitution croate ne reconnaissait guère les droits des Serbes de la Krajina en Croatie. De son côté, le gouvernement bosniaque lance un référendum qui ne respecte point les prescrits constitutionnels en la matière et provoque de cette façon une réaction violente des Serbes. Il faut bien dire que, s'il s’agissait d’une erreur du Vatican, elle se trouvait bien partagée par l'UE sous l'égide de la RFA.

Certes, à la même époque, l'Eglise orthodoxe s'identifie aussi aux rêves de la Grande Serbie, mais plus modérément. Cette Eglise n’a soulevé aucune objection lorsque le gouvernement et le parlement serbes ont décidé de supprimer l’autonomie de Kosovo en 1989. Certains de ses porte-paroles affirment que "là où il y a une église orthodoxe, là où il y a un cimetière orthodoxe, là est la Serbie". De fait, le patriarcat serbe crée même en 1994 un nouveau diocèse en Slavonie orientale occupée par la Serbie mais dont le territoire, jusqu'à preuve du contraire, fait partie de la République de Croatie. D’abord, il n'a que peu de sollicitude à l'égard des Albanais du Kosovo durement réprimés au Sud de la Serbie et, seulement ensuite, cela devient plus pacifique, cherchant l’apaisement et la réconciliation.

Dans la reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine par le Vatican, l’ordre des Franciscains a dû jouer un rôle considérable. Il faut se rappeler que ils représentaient la seule présence catholique aux Balkans ottomans depuis le XVe siècle et étaient forcément le seul ordre religieux toléré par Istanbul pendant des siècles. L’ordre s’est divisé pendant la guerre 1939-45 entre la Croatie oustachi et la guérilla titiste. Pendant la guerre civile yougoslave 1991-96 et plus particulièrement pendant le conflit meurtrier entre Croates et Musulmans en Bosnie-Herzégovine, la majorité de l’ordre soutenait, une fois de plus et fermement, les premiers malgré leur comportement si peu respectueux des droits de l’homme.

De leur côté, les dirigeants Musulmans bosniaques de la Bosnie-Herzégovine bénéficient, au même moment, non seulement des fournitures d'armes et d'instructeurs des EUA mais, chose inquiétante, ces fournitures sont financées par les Saoudiens et complétées de combattants ou volontaires afghans ou iraniens, tous musulmans. L’Islam wahhabite de l'Arabie et l’Islam chiite de l'Iran s'allient avec les EUA, - leur ennemie de foi mais leur complice géopolitique -, pour renforcer la pénétration musulmane dans les Balkans et, ainsi, affaiblir ou déstabiliser l'Union européenne. S'agit-il pour les EUA de poursuivre la construction d'un axe panislamique dans la zone balkanique, de la Turquie jusqu'à la Bosnie-Herzégovine? Probablement, non. Leurs buts se limitaient à établir des bases militaires assurant l’accès à la mer Noire en Roumanie et en Bulgarie.

Rappelons que le Kosovo a fait partie du territoire serbe et qu’avec le Monténégro, la Serbie elle-même est une des deux républiques de la Yougoslavie jusqu’en 2005. Le Kosovo est le berceau de la Serbie et de l'Orthodoxie serbe médiévales comme il constitue aux yeux des Albanais une vieille contrée illyrienne qui devrait leur appartenir. Cette région des Balkans sert des références mythiques à tous les combats du peuple serbe et plus récemment du peuple albanais. Entre le Kosovo actuellement à majorité albanaise et la Serbie, entre celle-ci et les Musulmans bosniaques, il s'agit ainsi d'un conflit historico-identitaire soutenu par une différence islamo-orthodoxe, dûment mise en valeur par les EUA.

La situation au Kosovo s’est fort détériorée depuis l’hiver 1997-8. Des jeunes albanais ont été armés avec le soutien de l’émigration albanaise et avec la complicité indispensable des administrations allemandes et surtout américaines. La guérilla albanaise exige l’indépendance de la région mais ils s’entretuent sans relâche dans une lutte incessante de domination. La réponse des autorités serbes était la répression croissante en vertu de la protection de la souveraineté du pays. Sous l’égide des EUA, l’OTAN, jouant sa crédibilité, diabolise le gouvernement yougoslave et s’érige en justicier pour renforcer sa position stratégique aux Balkans. Sous la direction de l’armée américaine, des terribles bombardements ont eu lieu en Serbie en 1999. L’indépendance déclarée du Kosovo en 2008 complique sans doute la situation ecclésiastique dans la région.

En s’appuyant sur les gouvernements successifs des EUA qui entretiennent de nombreuses bases militaires en Albanie, en Bosnie-Herzégovine, en Croatie, en Serbie et en Macédoine, puis en Roumanie et en Bulgarie, la Turquie est tentée de jouer la carte islamiste pour se mettre en évidence par rapport aux Américains et pour poursuivre quelques rêves panturcs. Ainsi, elle se tourne vers l’Asie du centre et vers le Caucase pour y établir des coopérations avec les nouvelles républiques indépendantes et sunnites. Elle s’intéresse tout autant aux Balkans pour s’y montrer, d’une certaine manière, protectrice des communautés musulmanes vivant au sein de la Serbie (au Kosovo et au Sandjak), en Bosnie-Herzégovine, en Bulgarie, en Macédoine et surtout en Albanie. Serait-ce une sorte de nostalgie ottomane pour l’empire perdu, une nouvelle stratégie autonome ou plutôt une nouvelle donne géopolitique où la Turquie joue le rôle d’un satellite américain ou d’une autonomie redécouverte? Il reste que la géostratégie de la Turquie gagne en autonomie face aux EUA et peut concerner les pays balkaniques comme point d’appui futur au sein de l’UE.

Selon certains, ces alliances se nouent sous l'égide des EUA. Ces derniers croient avoir, de cette façon, trouvé le flanc vulnérable de l'UE afin d'affaiblir cette dernière. C'est le but de l'appui américain constant à fournir des armes en faveur des Bosniaques ou des Albanais musulmans. Or, sous la sage pression de l'UE, l'ONU a voulu imposer un embargo sur les armes. Mais, l’armée américaine ne semble guère respecter de facto cet embargo. Sans vouloir considérer le facteur religieux comme secondaire, il faut cependant bien reconnaître que ce facteur apparaît plus comme un prétexte qu’un contexte, un moyen parmi d’autres de la géostratégie internationale.

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Le conflit entre les trois Rome et le principe territorial

Du point de vue géopolitique, les "centres" d'Eglises d'Orient ou d'Occident subissent actuellement des changements notables. Les tendances à établir un « duopole » conflictuel au centre de l’Europe entre la Rome latine et la Rome moscovite, se compliquent du fait que la deuxième Rome à Constantinople revendique aussi sa place dans le monde chrétien, notamment centre-européen. La situation devient ainsi tripolaire ce qui est souvent considéré par les géopolitologues comme fort instable. Pour mémoire, mentionnons que l'Islam est aussi actif, notamment aux Balkans où les trois Romes sont présentes et que l'Eglise catholique mène actuellement une politique d'expansion vigoureuse dans trois pays slaves: le Bélarus, l'Ukraine et surtout la Russie. Dans ces Etats, également, les mouvements néoprotestants américains sont devenus fort actifs à l'instar de ce qui se passe dans les pays latino-américains.

Il convient de se rappeler que le premier essaimage d'Eglises-soeurs qui deviendront plus tard orthodoxes a eu lieu au Moyen-âge, avec la christianisation des Slaves. Il reprend au XIXe siècle avec le mouvement des nationalités aux Balkans. La multiplication des autocéphalies, notamment celle de Moscou (la troisième Rome!), et l'affaiblissement de l'Eglise de la Nouvelle Rome (la deuxième!) dès le XIXe siècle ont rendu difficile la position du patriarcat oecuménique à Constantinople (Istanbul) qui jouissait d'un certain droit d'appel en cas de conflit. Il faut savoir que le différend entre ces deux Romes de l’Orthodoxie consiste au fond dans deux approches ecclésiologiques différentes: Constantinople insiste sur la nécessité pour l'Eglise d'un certain accord universel alors que Moscou met l'accent sur l'indépendance et l'égalité des Eglises autocéphales, auxquelles sont soumis des diocèses, sans que Constantinople y joue un rôle particulier. Un tel exemple a été fourni par le cas des diocèses orthodoxes russes en Estonie.

Le conflit récent en Estonie et celui, sous-jacent, de la situation ukrainienne a ainsi mis en évidence un triple problème particulièrement aigu: l'autorité primatiale du patriarcat œcuménique, le "phylétisme" et les territoires canoniques que nous nous devons d’éclaircir. La première est basée sur la tradition millénaire de la primauté de la Rome latine par rapport aux autres Eglises. Cette primauté se pose par rapport au patriarcat œcuménique de Constantinople et au patriarcat de Moscou. Le patriarcat de Moscou représente l'Eglise orthodoxe la plus importante du monde. C’est pour elle que les tsars, depuis le traité de Kürtchük-Kaïnardji (la ville de Ruse en Bulgarie actuelle) conclu avec l'empire ottoman en 1774, revendiquent le rôle de protecteurs des Orthodoxes grecs, slaves, arabes ou autres de l'empire. Ce qui signifiait avoir un rôle plus que concurrent envers le patriarcat oecuménique de Constantinople. Quant au "phylétisme” condamné dès 1872, il s'est surtout manifesté alors par les revendications d'autonomie des Eglises slaves, soutenues par Moscou pour contrer les empires ottoman et occidentaux aux Balkans. Le conflit d'autorité entre Moscou et Constantinople se résume pour cette dernière à substituer à la notion verticale de vigilance hiérarchique celle, horizontale, de "territoire juridictionnel". Les deux reconnaissent néanmoins que les régimes juridiques des communautés ecclésiales changent de statut suivant le changement des autorités et ordres administratifs civils.

Dans ce contexte enchevêtré, le vrai problème est l'interprétation à donner au terme "territoires canoniques". Faisant suite aux pratiques antiques de l’empire romain, puis byzantin, un évêché, un territoire canonique désigne l’espace ou la circonscription dont est responsable un évêque ordinaire et rien qu’un seul31. Cela implique des jeux géopolitiques subtils entre les diverses Eglises dans lesquels les Etats sont impliqués ou s’impliquent les orthodoxes de diverses juridictions: les orthodoxes réunis contre les catholiques ou l'ensemble de ceux-ci contre les néoprotestants par exemple. Si ces jeux entament quelques ferveurs oecuméniques, ils contribuent aussi à l'instauration d'un pluralisme tolérant entre les religions. Ceci nous conduit inéluctablement à devoir soumettre à l'analyse les relations complexes entre Rome, Constantinople et Moscou. Constantinople est détentrice d’un pouvoir avant tout symbolique alors que Rome et Moscou s’appuient sur des centaines de millions de fidèles et sur des institutions nombreuses.

Déjà en 1995, le patriarche Bartholomée 1er a protesté à propos de la confusion que le Vatican entretiendrait entre l'Eglise orthodoxe d'Orient et les Eglises dites orientales soumises à la juridiction et produits de la méthode de l'"uniatisme" de l'Eglise d'Occident. Cet uniatisme qui se rapporte entre autres aux Eglises gréco-catholiques centre-européennes est considéré par les Orthodoxes comme tout à fait artificiel et dépassé. Le patriarche continue également à dénoncer le ton paternaliste du pape qui juge tout "à la mesure de la vérité du siège de Rome". Il condamne la promotion par Rome du développement des Eglises gréco-catholiques hors de leurs territoires d'origine, en opposition avec le document dit de Balamund qui est né d’une longue négociation entre Rome et Constantinople pour clarifier les positions de chaque Eglise à propos des gréco-catholiques.

Un troisième conflit continue en fait à se développer entre Moscou et Constantinople. A la réunion œcuménique d’Europe de 1997 à Graz, le patriarche oecuménique n'est pas venu car il n'aurait pas eu le rôle qui lui revenait en tant que « primus inter pares » entre les patriarches orthodoxes et donc par rapport à Alexis II de Moscou. Il ne voulait pas "entrer dans cette course où s'opposent les supériorités". Par ailleurs, déjà en mai 1997, une rencontre eut lieu entre le patriarcat de Moscou et l'Eglise latine et gréco-catholique de Rome. Entre autres, les deux parties condamnent le nationalisme et le recours au bras séculier, autrement dit aux pouvoirs publics pour résoudre les problèmes entre elles. Elles ont examiné les situations de conflits entre les orthodoxes et les gréco-catholiques qui subsistent, en particulier à Ivano-Frankivsk et à Lvív, en Ukraine. En juin suivant, le Saint-Synode de Moscou rappelle l'opposition de l'Eglise orthodoxe russe à la présence de missionnaires catholiques en Russie, où leurs activités sont perçues comme "répondants à des motivations politiques".

Ces activités ne viseraient que "le prosélytisme pour attirer les fidèles orthodoxes dans l'Eglise catholiques". La preuve en est la création de structures de l'Eglise catholique sur le territoire de la Russie. Ces structures sont celles d'un "prosélytisme concurrentiel". Et Alexis II d'expliquer que la notion d'"oecuménisme" dans la conscience de la majorité de gens d'Eglises en est venu à signifier quelque chose de dangereux et d'absolument inacceptable". L'ensemble de ces événements tend à expliquer l'appui énergique que l'Eglise orthodoxe apporte au projet de législation sur les activités religieuses en Russie qui, entre autres, défavoriserait les Eglises catholiques des deux rites. On peut évidemment se demander si cette forme de prosélytisme est une véritable évangélisation. Les relations entre Rome et Moscou sont aujourd'hui moins prometteuses qu'il y a dix ans. La volonté catholique de réévangéliser l'Europe y joue un certain rôle par son ambiguïté et par l'impression qu'elle donne, vu l'usage abusif du terme et de pratiques oecuméniques, d'avoir des tendances au prosélytisme.

La reconnaissance discutable de la Croatie par le Vatican en 1992 semble avoir eu un effet encore plus négatif sur l'Orthodoxie serbe et par ricochet sur l'Orthodoxie russe. La désignation d'évêques catholiques ordinaires avec siège en Russie a provoqué aussi des réactions fort négatives. Cet ensemble d'éléments explique le refus orthodoxe fréquent de donner un avis favorable à une visite papale dans les pays à majorité orthodoxe au centre de l'Europe ou en Russie ; l’invitation qu’a lancée l’Eglise roumaine en constituant jusqu’ici une exception. La visite a lieu en mai 1999. Les ponts ne sont résolument pas rompus. Il est également vrai qu’en automne 1998, le schisme bulgare a pu être résorbé grâce à l’intervention active de nombreux patriarches et notamment les patriarches de Constantinople et de Moscou.

Les cas de l’Estonie, de la République moldave et de l’Ukraine

Ainsi en est-il un exemple assez parlant la crise qui opposait le patriarcat de Constantinople et celui de Moscou au sujet du statut canonique de l'Eglise orthodoxe d'Estonie a pris fin en mai 1996 et pourrait éventuellement constituer un précédent apparemment heureux à la résolution d’autres conflits de même nature. Les deux patriarches concernés ont accepté, “par dérogation extrême”, qu'il soit permis aux orthodoxes de ce pays de choisir librement la juridiction ecclésiale sous laquelle ils souhaitent se placer. Il s'agit en fait des Russes orthodoxes relativement peu nombreux d'Estonie. D'une façon un peu ambiguë, tous ces Russes depuis la suppression de l'URSS qui ne vivent plus sur des territoires soviétiques, ni même russes, échappent ainsi jusqu'à un certain point au patriarcat de Moscou et "tombraient" dans les bras du patriarcat oecuménique en tant que membres de la diaspora orthodoxe.

La solution estonienne pourra-t-elle, par analogie, constituer un exemple de la manière de résoudre le problème de l'Orthodoxie d'Ukraine ? Rien n'est moins sûr. L'Ukraine n'est pas l'Estonie en terme d'importance numérique de l'Orthodoxie ni en terme de proximité culturelle et religieuse. Ne sera-t-elle pas considérée par certains comme faisant partie des terres traditionnellement russes (voir ci-après)? Voyons d’abord le cas moldave. Contrairement aux orientations antérieures en République Moldave (anciennement la Bessarabie) où existe aussi une métropole sous la juridiction du patriarche de Moscou, le nouveau gouvernement recommande en 1998 la reconnaissance officielle de la Métropole orthodoxe bessarabienne rattachée au patriarcat roumain. Compte tenu des revendications du patriarcat moscovite sur les territoires moldaves, cette recommandation constitue un changement important du point de vue politique.

En juillet 1997, les principales Eglises d'Ukraine ont signé un mémorandum sur le refus de recourir à la violence dans les relations interconfessionnelles. Parmi les signataires se retrouvent les cinq les plus importantes que l’on cite ici selon leur ordre d'importance:
* l'Eglise orthodoxe ukrainienne - patriarcat de Moscou (EOU-PM), la seule considérée comme canonique par les autres Eglises orthodoxes non ukrainiennes; elle compte plus ou moins 5.500 à 6.500 paroisses;
* l'Eglise ukrainienne gréco-catholique qui compte quelque 3000 paroisses dont les prêtres sont d’origine diverses: les plus âgés rentrant d’émigration et les jeunes ecclésiastiques, nouvellement formés; une difficulté de caractère politique persiste entre les gréco-catholiques de nationalité ukrainienne et ceux d’origine hongroise qui habitent en Transcarpathie et revendiquent une certaine autonomie;
* l'Eglise orthodoxe autocéphale d'Ukraine (EOUA) qui cherche à se faire reconnaître par le patriarcat de Constantinople; elle compte 6 à 800 paroisses;
* l'Eglise orthodoxe ukrainienne - patriarcat de Kiev (EOU-PK) dont le chef est le patriarche Philarète (ex-métropolite du patriarcat moscovite), qui jouit du soutien des pouvoirs publics et bénéficie, depuis 1990, des contacts avec le patriarcat de Constantinople; elle compte 2.000 paroisses environ;
* l'Eglise catholique de rite latin s’étendant sur 600 paroisses: la majorité des fidèles seraient d'origine polonaise et ses prêtres viennent presque tous de Pologne.

L'un des représentants des Eglises orthodoxes a néanmoins affirmé à cette occasion que l'Ukraine ne connaîtra la paix que par la création d'une unique Eglise orthodoxe ukrainienne locale et que l'Etat doit donc tout mettre en oeuvre pour les unir (sic!). Au-delà des statistiques, les sources considérées comme sérieuses estiment que 30% des Ukrainiens seraient pratiquants, 40% déistes et 30% athées. Les répressions répétées et l'extermination des Juifs comme la division des Eglises ne sont certes pas étrangères à cette situation religieuse. Pour mieux saisir cet imbroglio d'Eglises, il faut remonter dans le passé. La décomposition de l'Eglise orthodoxe d’Ukraine proprement dite a commencé en 1686 lorsque la métropole de Kiev a été administrativement soumise au patriarcat de Moscou. C’était évidemment une suite de la politique d’expansion des tsars, la partie orientale de l’Ukraine ayant été annexée. D'ailleurs, cet acte administratif contribuera par après à la désukranisation de la population de l'Ukraine.

Toute la question ukrainienne est encore aujourd'hui celle du territoire ecclésial, en quoi il s'agit à proprement parler un problème géopolitique. Quelles que soient les motivations des uns et des autres, l'apparition de toutes ces Eglises orthodoxes entraîne une situation conflictuelle au sujet de la possession des biens religieux, notamment. Le pays comprend, pour des raisons historiques, plus du tiers des lieux de culte de l'Eglise orthodoxe de l'ex-URSS et drainerait près de la moitié de ses ressources. Par ailleurs, il existe un autre problème. Le Vatican considère que la métropole de Kiev s'est éteinte en cette année 1686 et que, créée pas ses soins, la métropole gréco-catholique de Lvív se limite aux territoires de Halic en Ukraine occidentale, fixés en 1807. Or, à cette époque, l'appartenance du territoire subcarpatique ou transcarpatique (anciennement du Royaume de Hongrie) n'a pas été arrêtée avec précision et une partie notable des ecclésiastiques comme des fidèles gréco-catholiques se sentiraient, aujourd’hui, plus proches de l'Eglise gréco-catholique hongroise.

Rappelons-le, les Eglises gréco-catholiques au centre de l'Europe septentrionale ont été créées avec l'Union de Brest en 1596 et dans le cadre de la Contre-réforme de l'Eglise catholique romaine. Au fur et à mesure que cette partie de l'Europe a été incorporée dans l'empire russe, ces Eglises ont subi le même sort et de 1654 jusqu'en 1840, voire 1875, ont été fusionnées avec l'Eglise orthodoxe russe. Dans les régions occupées par les Habsbourgs, les gréco-catholiques slaves du Nord ont survécu jusqu'à leur absorption successive des parties de la Bélarus et de l'Ukraine actuelle à l'Union soviétique en 1918, 1939 et 1945.
Pendant les partages successifs de la Pologne, la grande partie de l'Ukraine orientale fut incorporée à la Russie et l'Eglise gréco-catholique, supprimée par Moscou alors que cette Eglise pouvait continuer à exister en Galicie à l'ouest de l'Ukraine et au sud-est de la Pologne. Pendant cette période, la Galicie fait en réalité entièrement partie de la Monarchie austro-hongroise et, hier comme aujourd’hui, se compose de la région ukrainienne de Lvív, de la Volhynie et de la Podolie ainsi que de la Transcarpathie.

En 1596, au concile de Brest (au Bélarus actuelle), presque tous les évêques orthodoxes d'Ukraine, alors en Pologne-Lituanie, se rallient effectivement à Rome, tout en conservant leurs rites et leurs coutumes. En analogie avec ce qui s'est passé en Transylvanie à l'égard de l'orthodoxie, ils rejetèrent ainsi l'emprise de Moscou et cherchèrent surtout à obtenir un statut politique analogue à celui de l'épiscopat latin polonais. Pas tout à fait à tort, le phénomène gréco-catholique est depuis toujours perçu par les orthodoxes comme une agression et le déni de leur ecclésialité, comme si les gréco-catholiques n'étaient pas reconnus par l'Eglise latine en tant que pleinement chrétiens. Dans la partie occidentale d'Ukraine (en Galicie), l'acte d'Union de Brest n'a pas été mis en question par les Habsbourgeois. C'est, essentiellement, pour des raisons d'opportunité et dans le cadre des mesures prises en fonction de la stratégie de la contre-Réforme et de l'anti-orthodoxie des Habsbourgs catholiques voulant mettre en place une monarchie absolue. Après les traités de Versailles de 1919-22, la partie occidentale fera partie de la Pologne reconstituée et l'Eglise gréco-catholique continuera à fonctionner. Il en sera de même de la Transcarpathie, provisoirement tchécoslovaque pendant la période d'entre-deux-guerres.

Pendant la guerre 1939-45 et faisant suite aux exactions soviétiques, l'accueil fut, au début, favorable à l'avancée de l'Allemagne hitlérienne. Le métropolite gréco-catholique félicita même Hitler à l'occasion de l'occupation de Kiev, le bénit et lui souhaita beaucoup de succès! Mais, il ne fallut qu'un ou deux ans pour que la résistance s'organise, non seulement contre les hitlériens mais aussi contre les Soviétiques ou même contre les deux simultanément. C'est seulement une minorité, nationaliste et antisémite, représentée par quelques dizaines de milliers d’Ukrainiens qui collaborèrent activement avec les autorités nazies jusqu'à la fin de la guerre et ce, avec le soutien d'un certain nombre d'ecclésiastiques gréco-catholiques. On estime à un million les Ukrainiens en Amérique du Nord dont une partie provient des réfugiés, - sans doute pour certains prohitlériens -, qui purent échapper à l'avance de l'Armée Rouge.

En novembre 1944, le métropolite Szeptyckyj meurt et est enterré, en présence de Nikita Krouchtchev, alors le premier secrétaire du parti communiste en Ukraine. Or, dès le début de 1945, une répression redoutable contre les gréco-catholiques commence et, pour 1949, l'Eglise gréco-catholique d'Ukraine est complètement supprimée, par sa rentrée forcée dans l'Eglise orthodoxe russe. Elle subit la perte de dizaines de milliers de fidèles (laïcs et ecclésiastiques dont tous les évêques) et la confiscation ou la fermeture de milliers d'églises et de monastères. A partir de la fin des années 1950, le même Krouchtchev revient à une pratique antireligieuse brutale dont elle aussi endure les effets. C'est seulement dans les années 1960 que l'Eglise gréco-catholique réussit progressivement à se réorganiser clandestinement et veille à la "dé-latinisation" de la liturgie. Les années 1980 la verront arriver son rétablissement de petits pas en petits pas et en 1990 sa réhabilitation.

L'Eglise gréco-catholique ukrainienne enfin rétablie souffre des immiscions de Rome dans ses activités propres. Ces immixtions consistent à ne pas considérer comme normale l'élection des évêques ou comme acquise l'appartenance à l'Eglise des trois évêchés de la région transcarpatique, refuser l’érection d'un patriarcat gréco-catholique en Ukraine ou encore demander la soumission au Vatican des textes approuvés par le Synode, etc. Dans les années de l'Ostpolitique du Vatican, se développa, en fait, un important conflit entre les Ukrainiens gréco-catholiques en exil et Rome concernant l'opportunité de nommer un patriarche gréco-catholique de l'Ukraine. Le Vatican le refusa dans le cadre de cette politique. Cette revendication non satisfaite persiste pourtant jusqu'aujourd'hui, malgré l'indépendance de ce pays et la reconnaissance de l'Eglise gréco-catholique. Celle-ci a déplacé le centre de leur Eglise de Lvív à Kiev, déplacement qui peut apparaître comme agressif aux orthodoxes de toutes catégories.

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Footnote list:

1 De son côté, une représentation est ce par quoi un objet, un phénomène est présent à l'esprit. Une telle représentation fonde les aspirations et les comportements, mais peut mener à la violence individuelle et sociale. up

2 Cette langue est apparemment fort répandue par l’usage de quelques centaines de mots. Elle n’est en réalité qu’un langage pauvre mais idéologiquement efficace en raison de son caractère sommaire. Elle devient néanmoins depuis quelques décennies une Novlangue à la Orwell de “1984”. up

3 A rappeler que je distingue la géostratégie de la géopolitique. L'une est un mode d'analyse disciplinaire, alors que l'autre relève de l'action systématique de divers acteurs sociaux. up

4 En 2008, au cinquième année de la guerre contre l’Irak, les EUA y entretiennent pratiquement autant de mercenaires que de soldats ordinaires. up

5 Rappelons que cette notion importante peut être considérée de deux façons différentes, mais pas nécessairement dissociées: comme des mécanismes conjoints qui concourent à la reproduction d'ensemble, compte tenu des structures socio-économiques (féodales, capitaliste, etc..) et des formes sociales en vigueur (esclavagisme, salariat, etc.), et/ou comme un ensemble de procédures institutionnelles qui permettent de rendre compatibles les comportements des acteurs politiques, économiques et sociaux avec les contraintes d'un certain équilibre global. up

6 Ce qui est relatif à un ensemble plus ou moins systématisé de croyances, d’idées, de doctrines influant sur le comportement individuel ou collectif (Le Petit Larousse). up

7 Les deux derniers sont strictement interdits par la Charte de l’ONU. up

8 Le texte utilise le terme américain équivoque "leadership". Il peut signifier à la fois le commandement militaire, la conduite, le guidage, le pilotage ou la direction. Selon le sens du texte, cette direction ou ce commandement concerne, sans aucun doute possible, le monde entier. Cependant, il convient de ne pas s'inquiéter d'outre mesure en Europe, puisque après l'Afghanistan et l'Irak qui n'ont été que des "nains stratégiques", nous savons que l'armée américaine n'est à présent guère capable de gagner véritablement une guerre au sens plein du terme, c'est-à-dire de s'imposer sur un territoire donné. up

9 Comparaison n’est pas raison et que mon audace soit pardonnée dans l’analogie suivante. Dans Mein Kampf, Hitler annonce aux Allemands « une paix [...] garantie par l'épée victorieuse d'un peuple de maîtres qui mettra le monde entier au service d'une civilisation supérieure ». En même temps, les nationaux-socialistes choisissent des « ennemis » auxquels ils attribuent la responsabilité de tous les maux dont souffre le pays : les juifs, les marxistes et la république de Weimar. Hitler explique qu'il faut toujours désigner « un ennemi visible ». Les autorités nationales socialistes s’efforcent d’orienter les loisirs des travailleurs par l’organisation « Kraft durch Freude » ou plus tard de donner un slogan à l’extermination des non aryens et avant tout Juifs par « Arbeit Macht frei » des camps de concentration et d’extermination. up

10 Voir toujours 1984 d’Orwell où les faubourgs “prolétaires” sont régulièrement bombardés, sans raison raisonnables, sinon pour maintenir l’illusion ou la réalité d’un état de guerre qui justifie le pouvoir du Grand Frère. up

11 La contractualisation des relations de travail-capital nous est bien connue sous le vocable de conventions paritaires d’entreprises, intersectorielles et interprofessionnelles. up

12 Chaque année et sous la protection gratuite de l’armée et de la police suisses, quelques milliers de représentants de la vie politique et économique de la Terre se réunissent, à titre privé, à Davos afin de débattre les “affaires” du monde capitaliste. Evidemment, il n’existe aucun contrôle social sur la liste des invités. Leurs délibérations et discours informels ne relèvent point du domaine public où il serait possible de mener des débats démocratiques et contradictoires. up

13 La revue up

14 Voir à ce propos mes publications qui figurent sur mon site www.bardosfeltoronyi.eu. up

15 En Europe occidentale, nous n'avons aucune leçon à donner aux PECO, après deux guerres mondiales meurtrières et des génocides pratiqués surtout en Europe mais également en Afrique, tout au long du XXe siècle. Si l'on songe à la Belgique, il faut se rappeler que ce pays est, comme beaucoup d'autres pays ouest-européens, aussi pénétré de conflits "tribaux" entre le Nord et le Sud : les riches et les pauvres, les catholiques et les laïcs, les habitants de la capitale et les autres; les conservateurs et les gens de progrès, les francophones et les Flamands, etc. N'oublions pas l'aphorisme célèbre de Schopenhauer : "Jede Nation spottet über die andere, und alle haben recht"! up

16 Le cas des conflits balkaniques, depuis le début des années 1990, donne l’impression, pas tout à fait fausse, qu’ils sont largement alimentés par le nationalisme. Or nos développements tendent à montrer que son rôle a été réel mais est resté limité à l’usage de politique locale; d’autres facteurs, notamment le populisme tous azimuts, ont eu des effets bien plus importants dans le même contexte. Peut-être est-ce ce qui expliquerait le caractère moins meurtrier de ces conflits par rapport à ceux de la première moitié du XXe siècle. up

17 Le nom donné à l’ensemble de peuples des Bohémiens, des Tsiganes, Gitans, Manouches ou des Romanichels. up

18 Les pays baltes semblent faire exception. Beaucoup de revenants, surtout d’Amérique du nord, sont des personnes qui, pendant la guerre 1939-45, se sentaient nettement plus proches des idées autoritaires et des Allemands nazis que des Russes bolcheviques ou de leurs descendants. On trouve parmi eux de grandes personnalités, mais leur intégration ne passe cependant pas sans un certain débat. up

19 L’intégrisme correspond à une attitude ou à une politique qui a pour objet la fidélité stricte, voire intransigeante, à une autorité quelconque; le fondamentalisme est cette tendance conservatrice de certains milieux religieux à revenir à ce qu’ils considèrent comme fondamental ou originel, tel que le fait de n’admettre qu’une interprétation littérale des écritures considérées comme saintes; une attitude ou une tendance est holiste dans la mesure où elle est tributaire du domaine tout entier dans lequel elle apparaît. up

20 Il s’agit de cette volonté de beaucoup de peuples, de peuplades ou de groupes ethniques, quelque petits qu’ils soient, de vouloir disposer d’un Etat. Cette volonté s’est exprimée avec beaucoup de vigueur dans la Monarchie austro-hongroise et, aujourd’hui, en Russie ou dans les Balkans par exemple. up

21 Le présent texte s’appuie sur mes publications, voir mon site : site www.bardosfeltoronyi.eu. Les analyses ont été menées dans une perspective géopolitique. En tant que chrétien, les résultats de ces analyses sont tels que, parfois, ils m’attristent profondément. Sans doute, le lecteur ne manquera pas de l’observer. Qu’il veuille bien m’en pardonner. up

22 Il s’agit une sorte de forte autonomie des Eglises locales orthodoxes. Elles ne sont dans ce cas pas soumises à un autre patriarche que les leurs propres mais restent évidemment en communion avec toutes les autres Eglises autocéphales orthodoxes. up

23 Pour les catholiques, on estime selon les pays la pratique dominicale à 5 à 15%. Seule en Pologne, l’obligation dominicale serait encore respectée par près de la moitié des catholiques. Pour les autres, les mesures statistiques s’avèrent plus malaisées. up

24 Le terme de messianisme est pris ici comme expression d’une “croyance en la venue d’un libérateur ou d’un sauveur qui mettra fin à l’ordre présent, considéré comme mauvais, et instituera un ordre nouveau dans la justice et le bonheur” (Le Petit Larousse). up

25 Dans ce contexte, le terme d’instrumentalisation ou le fait d’instrumentaliser désigne l’opération par laquelle un acteur social se sert de l’autre, l’un considérant l’autre comme un moyen et non pas comme un but, l’un comme l’autre pouvant être des individus, des groupes ou des institutions. up

26 Durant le XVIe siècle, Thomas Erastus est un des théologiens protestants importants qui est à l'origine de cette doctrine et de son appellation. up

27 Sous le vocable de phylétisme gît un important problème de l’Eglise orthodoxe. Il mérite d’être rappelé car en Europe occidentale ou du centre, il s’avère peu connu. En effet, les pratiques du nationalisme ecclésial ont été, en 1872, condamnées en tant que phylétisme par le Concile de Constantinople comme "rivalités nationales" et querelles entre peuples à l'intérieur de l'Eglise du Christ. Cette condamnation de la rivalité entre évêchés orthodoxes et de leur nationalisme ecclésiastique constitue une décision importante et tend à contrer l’influence moscovite dans les Balkans. Ce nationalisme s'est en fait surtout manifesté alors par les revendications d'autonomie des Eglises slaves, soutenues par Moscou pour contrer les empires ottoman et occidentaux dans les Balkans, ainsi que par la prédominance du patriarcat oecuménique de Constantinople (Istanbul) dans cette partie de l’Europe. Malgré cette condamnation, un certain patriotisme plus ou moins poussé a toujours caractérisé les Eglises orthodoxes à l’instar d’autres Eglises. up

28 Respectivement, le 1er, le 2e et le 3e Rome en tant que centre de la chrétienté catholique ou orthodoxe. up

29 et tant mieux, pense mon catholicisme! En fait, le phénomène de gréco-catholicisme peut être interprété comme une preuve indiscutable de tolérance et de pluralisme dont, heureusement, l’Eglise de Rome peut parfois faire preuve. up

30 Sic! Lequel? Ne s'agit-il pas simplement des EUA? up

31 Ceci soulève une série de questions ecclésiologiques sans réponses univoques. S'agit-il simplement de la question de relations entre évêques en fonction de leurs compétences respectives, administratives et exclusives? En fonction de ce principe, est-il tenable de n'étendre territorialement les activités organisées d'une Eglise que dans les pays dits barbares, pas encore atteints par le christianisme lorsque, à tort ou à raison, le monde entier vit avec des mouvements migratoires considérables? Faut-il implicitement maintenir dans certains pays le principe : cujus regio ejus religio (telle religion du prince, telle celle du pays) comme cela fut le cas en Europe occidentale pendant des siècles? Les évêchés sont-ils compatibles avec la présence simultanée de plusieurs Eglises sur le même territoire? Devant la déchristianisation massive dans le monde, des schémas de coopération pour la mission ne seraient-ils pas à envisager? Les exemples séculaires de cohabitation ne sont-ils pas utiles à examiner en Transylvanie (Roumanie actuelle), en Galicie (Pologne ou Ukraine), en Hongrie, en Voïvodine (Serbie), en Estonie ou en Lettonie? Ne faut-il pas "spiritualiser" la notion de l'espace religieux ce qui, à titre d'exception, put être appliqué dans le cas estonien? Ne convient-il pas enfin reconnaître l'adhésion multiple de chaque citoyen afin de dépasser ainsi le concept de propriétaire d'âmes de nos Eglises? Les réponses à ces questions se laissent attendre et la pratique géopolitique entre les Eglises se poursuit gaillardement! up